La Russie, la
Chine et la route de la soie polaire
28 décembre 2020
14 mn de lecture
Le développement de
la coopération sino-russe dans l’Arctique russe, où la présence
chinoise est de plus en plus visible, est l’un des résultats les plus
marquants du rapprochement entre Pékin et Moscou, amorcé depuis
plusieurs années. Comment comprendre l’ouverture russe et l’engagement
chinois dans cette zone ? Que nous dit-il de la relation
sino-russe ?
En juin 2019, alors
que Donald Trump était en Europe pour célébrer les 75 ans du Débarquement en
Normandie, Xi Jinping s’est rendu à Moscou. Ce fut sa huitième visite en
Russie depuis son arrivée au pouvoir en 2013. Cette fois-ci, il était venu pour
célébrer les 70 ans de l’établissement de relations diplomatiques sino-russes.
En effet, l’URSS fut le premier pays à reconnaître le nouvel État
communiste, le lendemain de la fondation officielle de la République populaire
de Chine (RPC) par Mao Zedong. Toutefois, l’amitié sino-russe qu’on proclamait
alors éternelle a vite été ternie par les divergences géopolitiques et
idéologiques qui ont conduit l’URSS et la RPC au bord d’un conflit armé en 1969
et à la dénonciation du traité d’amitié. Aujourd’hui, ces erreurs de
parcours semblent oubliées. Dans leur déclaration commune, Xi Jinping et
Vladimir Poutine ont souligné le caractère durable et profond de l’amitié
sino-russe et insisté sur le « niveau sans précédent » des relations
bilatérales, qui seraient ainsi entrées dans une « nouvelle ère »,
celle du partenariat global et de la coordination stratégique fondée sur la
confiance mutuelle (1). Cette intensité accrue de contacts entre la
Chine et la Russie semble préoccuper plusieurs experts et hommes politiques
occidentaux : certains y voient les premiers signes de la formation
d’une véritable alliance sino-russe fondée sur la contestation du leadership
occidental, alors que d’autres redoutent l’intégration de plus en plus
prononcée de la Russie dans l’orbite de la nouvelle Chine globale, en voie
d’affirmation. L’un des résultats les plus surprenants de l’actuel
rapprochement entre Moscou et Pékin est le développement de la coopération
sino-russe dans l’Arctique. En effet, depuis quelques années, les initiatives
économiques et politiques chinoises dans cette région du monde se sont
considérablement multipliées, si bien qu’en janvier 2018 la Chine a jugé
nécessaire d’officiellement publier sa propre stratégie arctique. Bien que la
Russie ne soit pas le seul pays arctique qui se trouve dans le viseur des
ambitions de Pékin dans cette zone, elle concentre l’essentiel de l’effort des
compagnies chinoises souhaitant à participer à la mise en valeur des
ressources naturelles et à l’exploitation du potentiel des voies maritimes
polaires.
De la méfiance
à la convergence d’intérêts
L’intérêt de la Chine
pour l’Arctique n’est pas un phénomène récent et remonte aux
années 1990. C’est à cette époque que sont apparus les premiers
travaux de recherches chinois sur les problématiques arctiques et que se sont
déroulées les premières expéditions polaires de la RPC. Toutefois, en parallèle
de ses activités scientifiques, le gouvernement chinois a commencé, dès le
début des années 2000, à développer de nombreux partenariats
politiques et économiques avec les pays arctiques, notamment avec la Russie.
Moscou a d’abord vu avec une certaine suspicion les tentatives chinoises
d’établir une coopération bilatérale dans les domaines de la navigation en
Arctique et de l’exploitation des ressources naturelles de cette région
considérée comme stratégique, d’autant plus qu’à l’époque Pékin maintenait une
position quelque peu ambivalente au sujet des enjeux de la souveraineté en
Arctique. Ainsi, en 2010, le contre-amiral Yin Zhuo aurait déclaré que
l’Arctique appartenait à tous les pays du monde et qu’aucun État n’avait
de souveraineté à son égard (2). Malgré la réaction très
négative suscitée par cette déclaration, la Chine ne l’a pas commentée
immédiatement, mais a attendu 2013 pour annoncer officiellement qu’elle
reconnaissait les droits souverains et l’autorité des pays de l’Arctique dans
la région. Les Russes, qui contrôlent la route maritime du Nord (RMN) et
revendiquent l’extension de leur plateau continental arctique sur les dorsales
de Lomonossov et de Mendeleïev, recelant potentiellement d’importantes réserves
de pétrole et de gaz, se méfiaient donc des ambitions chinoises en Arctique.
Ainsi, lorsque la Chine a déposé une demande pour devenir observateur au sein
du Conseil de l’Arctique en 2009, la Russie a soutenu le refus de la
Norvège et du Canada. Pour plaider sa cause auprès des pays réticents, Pékin
a alors dû déployer une intense campagne diplomatique, accompagnée de
mesures économiques concrètes, en promettant d’investir des sommes importantes
dans la réalisation de différents projets en Scandinavie et en Russie.
Au début des
années 2000, la mise en valeur de l’Arctique — de ses ressources
énergétiques et de ses voies maritimes — redevient une priorité pour le
Kremlin. Depuis la chute de l’URSS, le Grand Nord russe a connu de
nombreuses difficultés économiques en raison de la réduction drastique des
investissements de l’État et du dépeuplement progressif de la région. Avec le
désengagement du pouvoir fédéral, les bases militaires et plusieurs centres
miniers et industriels situés sur la côte arctique ont fermé et, avec eux, ont
disparu aussi, faute d’entretien, de nombreuses infrastructures portuaires et
ferroviaires. Or, avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, l’idée d’un
réseau énergétique en Sibérie orientale et en Arctique, permettant d’acheminer
les hydrocarbures russes vers les marchés asiatiques, est placée au cœur du
développement national et validée officiellement par La stratégie
énergétique de la Russie jusqu’en 2020, publiée en 2003.
Cependant,
l’exploitation de ressources naturelles et leur transport dans les conditions
climatiques difficiles ne peuvent pas se faire sans la modernisation des
infrastructures et sans l’acquisition d’équipements sophistiqués comme de
technologies de forage détenues principalement par les compagnies occidentales.
La réalisation de ces projets d’envergure demande des investissements
considérables que la Russie ne peut pas se permettre. Aux yeux de Moscou, la
Chine apparaît alors non seulement comme l’un des consommateurs principaux de
ses hydrocarbures arctiques, mais aussi comme un investisseur potentiel. En
effet, à bien des égards, la Russie, avec ses vastes réserves de
ressources naturelles, et la Chine, avec son économie de plus en plus puissante
et ses rythmes de croissance soutenus, paraissent complémentaires. Pour cette
même raison, la Chine, dont les activités commerciales se mondialisent
rapidement, fut aussi pressentie par le Kremlin comme l’utilisateur clé de la
RMN. Ce sentiment semblait se confirmer en 2010, avec le premier voyage du
navire-citerne Baltica à destination de la Chine le long
de cette route polaire ; il transportait du condensat de gaz naturel de
Mourmansk à Ningbo, un port situé au sud de Shanghai. Cette première
tentative a été suivie par la signature d’une entente de coopération
sino-russe en matière de navigation dans l’Arctique, qui vise au développement
conjoint du potentiel économique de la RMN.
De la théorie
à la pratique : le basculement de 2014
Cette complémentarité
théorique entre les intérêts économiques russes et chinois peinait cependant
à se concrétiser. Malgré la signature de nombreux accords de principe et
de lettres d’intention, la plupart de grands projets sino-russes dans le
domaine de l’énergie et des infrastructures étaient restés lettre morte. Tout
en souhaitant la mise en valeur de ses vastes territoires arctiques et de leurs
ressources, le Kremlin hésitait à accorder aux entreprises chinoises un
accès privilégié à l’Arctique russe de peur de perdre la maîtrise du
développement économique de la région.
En 2014, la chute des
cours du pétrole, qui a durement frappé les rentrées en devises de la
Russie, mais surtout la crise ukrainienne et les sanctions occidentales qui en
ont découlé, changent complètement la donne. Le contexte international tendu
force Moscou à abandonner l’approche prudente vis-à-vis de Pékin et de ses
ambitions arctiques. L’idée que la Chine puisse remplacer avantageusement
l’Occident comme partenaire économique, mais aussi comme fournisseur de
technologies de pointe, est activement promue par le gouvernement russe qui
inaugure à ce moment-là sa politique du « pivot vers
l’est » (3). Du côté chinois, la politique étrangère commence
alors à être soumise de plus en plus aux objectifs de la Belt and
Road Initiative (BRI), le projet d’infrastructures globales de Xi
Jinping, auquel Moscou a adhéré après quelques hésitations initiales. La
participation russe à la BRI fut d’ailleurs habilement exploitée par Pékin
à des fins de propagande en Chine, en légitimant ainsi son discours sur la
BRI qui souligne le caractère global et l’esprit « gagnant-gagnant »
de cette initiative. L’approfondissement récent de la coopération sino-russe en
Arctique serait donc une conséquence directe de ces changements politiques.
Concrètement, la
Russie accorde aux compagnies et banques chinoises la possibilité de contribuer
à plusieurs projets d’envergure dans le domaine de l’énergie et des
infrastructures arctiques. Ainsi, les Chinois détiennent désormais de larges
parts dans les deux mégaprojets gaziers qui exploitent les gisements en Sibérie
arctique, le Yamal LNG et l’Arctic LNG 2. Projet emblématique,
le Yamal LNG produit 16,5 millions de tonnes de gaz par an, ce qui
a hissé la Russie, en février 2019, au rang de premier exportateur de
gaz liquéfié vers le marché européen (4). Quant
à l’Arctic LNG 2, il s’agit du développement des ressources du
gisement terrestre géant de gaz à condensats, dont le potentiel de
production annuel est évalué à 19,8 millions de tonnes (5).
Ce site est situé à proximité de Yamal LNG, ce qui réduit
sensiblement le coût de son exploitation, car il utilisera des installations
logistiques existantes. Dans les deux cas, la Chine est non seulement le
pourvoyeur de fonds, mais aussi le fournisseur d’équipements, ce qui lui permet
de se bâtir une certaine réputation, en montrant qu’elle est capable de
développer les techniques de pointe dans ce domaine, où elle n’avait aucune
compétence il y a encore quelques années.
Quant à la RMN,
en dehors du géant chinois du transport maritime Cosco, qui a envoyé
respectivement cinq et huit navires le long de ce passage polaire en 2016 et
2017, les sociétés de navigation chinoises ont démontré très peu d’enthousiasme
pour son utilisation (6). Bien que la Chine ait annoncé en 2018
qu’elle ambitionnait de tracer une nouvelle route de la soie polaire pour se
connecter à l’Europe via l’océan Arctique, cette
déclaration n’a pour le moment pas influencé la circulation maritime dans
l’Arctique russe, qui reste toujours faible (7). Pour les Chinois,
cette voie de navigation polaire semble présenter un intérêt surtout parce
qu’elle facilite l’accès aux gisements de ressources naturelles se trouvant en
Arctique, et non pas parce qu’elle constitue une alternative viable aux actuels
trajets commerciaux via le détroit de Malacca ou le canal de
Suez. Ainsi, la plupart des navires chinois qui circulent dans l’Arctique russe
ne transportent pas de conteneurs commerciaux, mais des matières premières et
du matériel de construction pour les sites d’exploration gazière russes en
développement.
Yamal LNG,
une réussite nationale russe ou chinoise ?
À ce jour, le
mégaprojet Yamal LNG reste le résultat le plus visible de la coopération
sino-russe en Arctique. Véritable défi technologique et logistique, le site héberge
non seulement une usine d’extraction de gaz naturel liquéfié, mais aussi des
réservoirs de stockage géants, un aéroport international, un port et une ville
pour loger des employés. Mené par Novatek, l’une des plus grandes entreprises
sur la scène énergétique russe, ce projet fut au départ envisagé comme une
initiative franco-russe, avec la participation de Total, qui a fourni la
technologie de liquéfaction de gaz adoptée pour les conditions arctiques
extrêmes. Toutefois, le coût élevé de sa réalisation a poussé Novatek
à chercher d’autres investisseurs au moment même où les compagnies
occidentales ne pouvaient plus faire affaire avec les entreprises russes,
à la suite de l’entrée en vigueur des sanctions américaines. Dans ce
contexte, Moscou a dû se tourner vers la Chine pour le finaliser.
Yamal LNG permet
ainsi aux compagnies chinoises de mettre en valeur leurs compétences techniques
et industrielles, alors que les banques chinoises deviennent des détenteurs
majeurs de dettes russes.
En décembre 2017,
Vladimir Poutine a officiellement inauguré la première ligne de production
de gaz à Yamal. Moscou et Pékin semblent donc réussir leur pari de
coopération dans le développement de l’Arctique russe. Toutefois, ces projets
ont également illustré le fait qu’il existe des divergences de vues notables
entre Moscou et Pékin quant à l’interprétation du rôle de chacun dans
cette coopération bilatérale. En Russie, cette réalisation a été présentée
avant tout comme une réussite nationale, même si la Chine et la France
y ont beaucoup contribué.
Toute nouvelle
concernant Yamal LNG est diffusée par les chaînes nationales russes ;
tout événement majeur (le départ du premier méthanier, l’atteinte de la
capacité maximale de production du gaz, etc.) est célébré en grande pompe.
Aux yeux de Moscou, ce projet est un symbole du succès de la politique mise en
place en réaction aux sanctions occidentales. Son aboutissement est donc perçu
comme une victoire stratégique qui permettrait à la Russie de renforcer sa
position sur le marché mondial du gaz et d’asseoir sa place d’acteur
incontournable dans l’Arctique.
À Pékin,
Yamal LNG est plutôt vu comme un symbole du nouveau savoir-faire des
compagnies chinoises, capables de développer et de produire les équipements
sophistiqués que l’industrie russe ne peut pas fournir, faute d’expertise
technologique et d’installations modernes. Cette vision prédomine dans les
médias chinois, qui vantent le rôle de la Chine dans la réalisation du
programme. On affirme même que sans l’aide financière chinoise et sans son
expertise technique, le projet n’aurait jamais vu le jour. Cependant, c’est
sous la forme d’un crédit dont les conditions de remboursement semblent être au
grand avantage des banques chinoises que les fonds nécessaires ont été accordés
à la Russie. Par ailleurs, les équipements fabriqués en Chine (les modules
pour l’usine de gaz, les pièces détachées pour les trains LNG, etc.) ont
joué un rôle certes important, mais non essentiel. La technologie de Total,
elle, l’était, mais, dans le contexte des sanctions européennes, les Français
préfèrent de ne pas trop afficher ce fait. Aux yeux de Pékin, Yamal LNG
est donc aussi un symbole de la réussite nationale dont le succès illustre bien
les capacités d’adaptation et d’invention de la Chine dans les conditions
extrêmes de l’Arctique, confirmant le bien-fondé de ses ambitions dans cette
région polaire.
Une stratégie polaire
qui reste à clarifier
Depuis quelques
années, le rythme de la coopération sino-russe dans l’Arctique semble
s’accélérer dans un contexte où l’unité géopolitique apparente entre Moscou et
Pékin tranche nettement avec la désunion du G7, miné par les mesures
unilatérales du président américain Donald Trump en matière économique et
diplomatique. Toutefois, la différence de vision sur les modes et les finalités
de cette coopération arctique pourrait sérieusement hypothéquer son avenir.
À long terme, les perspectives de ce nouveau rapprochement Chine-Russie en
Arctique dépendent donc fortement de la conjoncture internationale et de la capacité
des deux pays à élaborer une stratégie cohérente de collaboration, avec
des objectifs clairement définis et appliqués sur le terrain.
La
péninsule de Yamal, enjeu énergétique
Notes
(1) « Zaïavlenia
dlia pressy po itogam rossiïsko-kitaïskikh peregovorov » [Communiqué
officiel pour la presse à l’issue de négociations sino-russes], Kremlin,
5 juin 2019.
(2) Gordon
G. Chang, « China’s Arctic Play », The Diplomat,
9 mars 2010.
(3) Olga
Alexeeva et Frédéric Lasserre, « L’évolution des relations sino-russes vue
de Moscou : les limites du rapprochement stratégique », Perspectives
chinoises, no 3,
2018, p. 75-84.
(4) Ekaterina
Kravtsova, « RPT-Russia ships record high LNG volumes to Europe in
February », Reuters, 28 février 2019.
(5) « Russie :
lancement du projet majeur Arctic LNG 2 », Total,
5 septembre 2019.
(6) Olga
Alexeeva et Frédéric Lasserre, « An analysis on Sino-Russian cooperation
in the Arctic in the BRI era », Advances in Polar Science,
vol. 29, no 4,
2018, p. 269-282.
(7) Frédéric
Lasserre, Olga Alexeeva et Linyan Huang, « La stratégie de la Chine
à l’égard de l’Arctique : menaçante ou opportuniste ? », in
J.-C. Boucher et al. (dir.), Défendre la
souveraineté du Canada : nouvelles menaces, nouveaux défis, Ottawa,
Défense nationale, 2019, p. 83-102.
Légende de la photo en
première page : « La coopération, la recherche et le développement
seront les bases d’un partenariat stratégique entre la Chine et la Russie dans
l’Arctique », a déclaré Vladimir Poutine, alors qu’il était reçu par
Xi Jinping pour le second Forum Belt and Road, fin avril 2019
à Pékin. Ce partenariat est pleinement lié, dans la vision russe, au
développement économique des terres arctiques du pays, pour appuyer le
développement commercial de la Route maritime du nord et fournir des débouchés
à l’exploitation des sous-sol. (© kremlin.ru)
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