Coronavirus : où en est la Russie ?
Interview
27 avril 2020
Où en est l’épidémie de coronavirus en Russie et quel est son impact sur la vie quotidienne ?
Le pic de l’épidémie, qui a frappé la Russie avec quelques semaines de décalage par rapport à la plupart des pays d’Europe occidentale, n’est pas encore passé. Ce lundi 27 avril, on comptait 6 198 nouveaux cas, ce qui porte le total officiel à 87 147. La courbe continue de progresser, mais le taux de progression quotidien est passé d’environ 15% à 7,5%. Moscou concentre toujours près de la moitié des personnes contaminées, mais on constate que le coronavirus gagne les régions, où les infrastructures de santé sont moins nombreuses et moins équipées que dans la capitale. Les foyers les plus inquiétants sont situés dans la région de Mourmansk, où des centaines d’ouvriers d’un site de construction d’infrastructure ont été touchés, mais aussi Saint-Pétersbourg et le Daghestan. Un grand monastère près de Nijni-Novgorod est également concerné, et l’armée – qui a maintenu son appel semestriel sous les drapeaux – a fait état de près de 900 cas. À ce stade cependant – et c’est évidemment un élément majeur –, le taux de mortalité est très bas, inférieur à 1%. Ainsi, au 27 avril, on ne dénombre officiellement que 794 décès liés au Covid-19. Certains pourraient douter de ces statistiques, mais si le mensonge est chose courante en Russie, il est très difficile d’y cacher des morts. Peut-être ces chiffres s’expliquent-ils par le fait que plus de la moitié des malades ont moins de 45 ans.
Les autorités russes ont réagi très tôt en décidant, dès la fin janvier, de fermer les frontières terrestres avec la Chine, ce qui a probablement épargné au pays la première vague, venue d’Asie. De fait, le coronavirus est arrivé en Russie d’Europe occidentale, fin février-début mars. Dès le 18 mars, toutes les personnes en provenance de l’étranger étaient tenues de s’auto-isoler à leur domicile pendant quatorze jours. La réponse a évolué rapidement à partir de la fin mars : Vladimir Poutine a d’abord annoncé une semaine chômée à compter du 29 mars, mesure prorogée jusqu’à la fin du mois d’avril. Dans les jours précédents, Moscou, dont le maire, Sergueï Sobianine joue un rôle clé dans la gestion de la crise, avait donné le ton en fermant les écoles, en ordonnant aux entreprises de passer au travail à distance et en demandant aux personnes de plus de 65 ans de rester chez elles.
Les conséquences des mesures restrictives sont évidemment considérables, quoique inégales à l’échelle du territoire puisque les régions ont une liberté d’appréciation et quelques marges de manœuvre. Le régime le plus strict est à Moscou, où un système de laissez-passer électroniques a été mis en place pour les déplacements en voiture et dans les transports en commun. Le confinement y est dans l’ensemble plutôt bien respecté – le trafic du métro a ainsi chuté de 80%. Beaucoup d’habitants de la capitale et d’autres grandes villes du pays ont rejoint leurs datchas pour échapper à un confinement trop dur. Vladimir Poutine doit intervenir de nouveau le 29 avril afin de préciser le calendrier de sortie de crise : le plus probable est que les mesures d’auto-isolement soient prorogées jusqu’au 12 mai, peut-être jusqu’au 18. Aller au-delà poserait sans doute des risques en termes d’ordre public. Or, le Kremlin préférera lâcher du lest plutôt que de risquer une désobéissance visible.
En Russie, les conséquences économiques liées au Covid-19 se doublent d’un choc pétrolier. Quels sont les scénarios envisagés ?
La Russie doit en effet faire face à un double choc. À ce stade, les prévisions pour l’année 2020 font état d’une récession située entre 4% et 6% (alors que le pays était sur une trajectoire de croissance d’environ 2% en début d’année). La chute des prix des hydrocarbures, que l’accord « OPEP+ » n’a pas vraiment permis d’enrayer, devrait occasionner des pertes budgétaires de l’ordre de 40 milliards de dollars. Pour autant, la Russie paraît plutôt bien préparée à ces épreuves. Elle dispose d’importantes réserves de change (plus de 500 milliards de dollars), elle n’est pratiquement pas endettée (moins de 15% du PIB) et elle s’est mise en ordre de bataille dès 2014 – à la suite des sanctions occidentales – pour réduire sa vulnérabilité aux chocs extérieurs. La Russie laissera évidemment des plumes dans cette crise, mais sans doute moins que les Occidentaux, que d’autres pays émergents et que la plupart de ses voisins, à commencer par l’Ukraine, toujours au bord de la faillite. Le plus contrariant pour le Kremlin est de voir sa stratégie de « Projets nationaux », ce plan d’investissements publics massifs qui devait permettre au pays de reprendre sa marche en avant, compromise par la crise. Or, la Russie sortait juste – et péniblement – de celle de 2014-2016.
À court terme donc, la stabilité macroéconomique de la Russie n’est pas menacée. Elle peut même tenir plusieurs mois avec un baril à 20-25 dollars (son budget repose sur une hypothèse à 42 dollars). Mais une certaine nervosité gagne les acteurs économiques et la population. Le gouvernement a certes annoncé deux trains de mesures de soutien à l’économie, mais elles consistent principalement en des baisses et des reports de charges, en des prêts bonifiés et en une revalorisation des allocations chômage. Il y a très peu d’aides directes, en particulier aux PME, le Kremlin cherchant, semble-t-il, à éviter au maximum de puiser dans les réserves. Cette approche est largement critiquée, y compris au sein de l’aile libérale du gouvernement. Elle est en outre risquée socialement et politiquement, car il faut savoir qu’il n’y a pratiquement pas de filets de protection sociale en Russie. Le chômage partiel, largement pratiqué en France ces dernières semaines, n’existe pas. De sorte que les semaines chômées et payées annoncées par Vladimir Poutine risquent, en réalité, de se transformer en salaires amputés puis en licenciements, le chômage – aujourd’hui presque inexistant – étant très faiblement indemnisé dans le pays.
Les Russes devaient ce 22 avril approuver par référendum la réforme qui aurait théoriquement permis à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036. Son report et les difficultés que rencontre aujourd’hui le pays compromettent-ils les plans du Kremlin ?
La crise du coronavirus survient dans un contexte très particulier et est perçue par les autorités comme un facteur de risque politique majeur. À ce stade, son impact est cependant limité : les sondages hebdomadaires sur la confiance envers Vladimir Poutine montrent une légère remontée (74% après sa deuxième adresse à la nation du 2 avril, contre 67% le 22 mars). L’opposition parlementaire, généralement docile, s’est mise en sommeil. En revanche, le leader de l’opposition dite « hors système », Alexeï Navalny, cherche à tirer profit de la situation en critiquant la gestion des autorités et en appuyant l’action de l’Alliance des médecins, dont la dirigeante, Anastassia Vassilieva, a été interpellée début avril. Mais les autorités n’entendent laisser aucun espace politique à la contestation de son action dans le contexte actuel.
La tenue de la « consultation populaire » sur la réforme constitutionnelle initiée par Vladimir Poutine se transforme en véritable casse-tête pour le Kremlin. Plusieurs hypothèses sont à l’étude : le 12 juin (Jour de la Russie – férié – commémorant la proclamation de la souveraineté de la République fédérative soviétique de Russie en 1991), le 12 septembre (journée de vote dans plusieurs régions du pays) ou décembre. Le plus probable est cependant le 24 juin, jour anniversaire de la « parade de la victoire » emmenée par le maréchal Joukov en 1945, qui pourrait voir également la tenue du défilé qui devait se tenir le 9 mai sur la place Rouge, en présence notamment du président Macron. Mais le risque de faible mobilisation – ou de votes protestataires (l’amendement ouvrant la voie à une « remise à zéro » des mandats présidentiels divise profondément, 48% des sondés par le Centre Levada y étant favorable, 47% opposé) – ne peut être ignoré. Son sort, de même que les scénarios politiques à court et moyen termes, dépendront en réalité dans une large mesure de l’issue de la crise sanitaire et économique. Le pari du pouvoir est que la Russie échappera à un « scénario à l’italienne » et qu’il pourra se prévaloir, dès l’été, d’un succès probant. Il n’est pas fou, mais risqué. En tout cas, l’initiative institutionnelle de Vladimir Poutine paraît aujourd’hui bien hasardeuse. La solution de facilité, qui consistait à repousser l’échéance de 2024 au nom de la stabilité, pourrait bien in fine créer des turbulences pour le régime.
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