Au bout d'un an, la Russie subit une défaite stratégique, politique et morale" - Entretien de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, publié par "Le Parisien (web)" (Paris, 23/02/2023)
La ministre des Affaires étrangères estime que "la Russie viole toutes les lois de la guerre" dans "un conflit qu'elle alimente", et appelle le Kremlin à "un comportement responsable" face à la menace nucléaire.
Q - Vladimir Poutine, lors de son discours à la Nation russe, a passé un échelon supplémentaire dans son agressivité envers l'Occident. Quel enseignement en tirez-vous ?
R - Ce qu'on a entendu mardi est une rhétorique déplaisante. Il y a d'abord ses diatribes habituelles contre l'Occident, faites de révisionnisme et de falsification de l'histoire. Et il y a des propos préoccupants sur la possibilité qu'il puisse s'écarter de ses obligations concernant les essais nucléaires, qu'il ne faut ni sous-estimer ni surestimer. Je dis "s'écarter" car la Russie a signé un traité interdisant les essais nucléaires. La France l'a donc appelée à revenir à un comportement pleinement responsable.
Q - Y a-t-il une menace concrète de recours à l'arme nucléaire ? Une bombe au-dessus de la mer Noire, c'est une éventualité à laquelle vous vous préparez ?
R - Nous n'en sommes pas là fort heureusement. Mais cette rhétorique utilisée par Vladimir Poutine envoie un signal négatif. La Russie est un membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU, dont on attend un comportement responsable. Les cinq puissances membres permanents, puissances nucléaires, ont fixé en janvier 2022 un cadre qui nous lie et rappelle notamment qu'une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit donc pas être menée.
Q - Après un an de guerre, quel est aujourd'hui l'objectif des alliés occidentaux ?
R - Ce qui se passe en Ukraine est une agression. L'agression d'un pays souverain et indépendant par la Russie. Notre objectif, celui de la France, de l'Europe et de ses alliés, c'est de mettre en échec l'agression russe, pas autre chose. La Russie est la seule responsable du déclenchement et de la poursuite de cette guerre. Nous ne cherchons rien d'autre que de permettre à l'Ukraine de recouvrer sa souveraineté. C'est cet objectif que j'ai défendu devant l'Assemblée générale des Nations unies, au nom de la France. Ni la France ni aucun de ses amis et alliés n'est en guerre contre la Russie. Il ne s'agit pas de mettre la Russie à genoux, contrairement à ce qu'a dit Poutine, mais d'aider un pays agressé à se défendre. Il en a le droit, garanti par la Charte des Nations unies. De son côté, la Russie ne montre aucun signe de vouloir revenir en arrière. Au contraire, elle alimente le conflit, elle viole toutes les lois de la guerre et commet des exactions jour après jour. C'est pourquoi il y a un impératif : répondre aux besoins de l'Ukraine, militaires mais aussi civils.
Q - Le président Zelensky demande aussi des avions...
R - Sur les avions, le président l'a dit. À ce stade nous nous concentrons sur ce dont l'Ukraine a besoin maintenant. Les chars AMX10 seront sur place dès la fin de cette semaine, après la formation des Ukrainiens à leur utilisation en un temps record.
Q - La Russie commet-elle des crimes contre l'humanité ?
R - Elle commet des crimes de guerre et très vraisemblablement des crimes contre l'humanité. La Cour pénale internationale enquête, c'est elle qui dira le droit. Elle enquête sur la base de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide. Les coupables et les commanditaires des crimes terribles commis en Ukraine seront identifiés. Ils doivent le savoir.
Q - Poutine pourrait-il un jour être jugé ?
R - Nous travaillons avec la CPI et toute la communauté internationale pour qu'il n'y ait pas d'impunité pour les auteurs et les responsables de la guerre. La CPI peut remonter dans la chaîne des responsabilités jusqu'au plus haut niveau, c'est important de le rappeler. Il est arrivé qu'elle mette en cause des chefs d'Etat. Je ne peux pas prévoir que ce sera le cas pour Vladimir Poutine, mais c'est une possibilité si les faits et les responsabilités sont établis. L'histoire montre qu'il n'y a pas de paix durable sans justice.
Q - Quel bilan tirez-vous de l'année de guerre qui vient de s'écouler ?
R - Le bilan, forcément provisoire, c'est une série d'échecs pour la Russie. Les choses ne se sont pas du tout passées comme elle le voulait. Kiev n'est pas tombée en 48 heures, les Ukrainiens ont mené une contre-offensive cet automne et ont regagné un certain nombre de territoires, et l'Europe est plus soudée aujourd'hui qu'il y a un an. L'unité des Européens s'est maintenue depuis un an sans faillir et elle se maintiendra. Donc le bilan provisoire est négatif pour la Russie : au bout d'un an, elle subit une défaite stratégique, politique et j'ajouterais, morale. Le spectacle donné par le président russe mardi, dans l'outrance et la falsification de la réalité, en atteste. La Russie s'est isolée.
Q - Réaliserons-nous la même interview dans un an avec une guerre qui fait toujours rage en Ukraine ?
R - (Long silence) Chacun souhaiterait que cette guerre s'arrête, et le plus vite possible. Parce qu'elle fait un cortège de victimes de tous côtés. Essentiellement du côté ukrainien mais je pense aussi à tous les jeunes Russes envoyés au front mal équipés, sans y croire, et sans avoir le choix. Mais l'arrêt de la guerre ne dépend que du pouvoir russe. Il suffirait que Vladimir Poutine reconnaisse qu'il s'est trompé, retire ses troupes et revienne à une forme de dialogue politique qui était possible et qui aujourd'hui ne l'est plus compte tenu de son comportement.
Q - Un remplacement de Vladimir Poutine serait souhaitable ? Le président a dit que ce serait peut-être pire...
R - Nous ne savons pas ce que serait la Russie si une telle hypothèse se réalisait et qui serait au pouvoir.
Q - Vous redouteriez un Prigojine, le patron de la milice Wagner ?
R - Je ne me lancerai pas dans de telles spéculations... tout en rappelant que M. Prigojine semble avoir des ambitions politiques et de très mauvaises relations avec l'armée russe. Il est en tout cas déjà sous sanctions des Européens. Et lui aussi sera appelé à répondre de ses crimes.
Q - Faut-il encore parler à Vladimir Poutine ?
R - Chaque fois que ce sera utile et nécessaire, oui. Comme cela l'a été pour permettre un contrôle international sur la centrale nucléaire de Zaporijjia.
Q - Que répondez-vous à ceux qui, au RN ou LFI, disent qu'on va déjà trop loin dans la livraison d'armes avec le risque d'être considérés comme cobelligérants et donc d'une internationalisation du conflit ?
R - Ils ont tort. Leurs amitiés passées, et peut-être présentes, en tout cas leurs amitiés coupables avec la Russie de Vladimir Poutine les empêchent de voir la réalité. Ils ont oublié ce qui est en jeu : la paix et la stabilité en Europe. Il n'y aura de paix et de stabilité nulle part si les agressions sont récompensées. Il suffit d'ouvrir un livre d'histoire pour le comprendre./.
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