Afghanistan - Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec "France2" (Paris, 31/08/2021)
Q - Vous êtes ministre des affaires étrangères, mais vous êtes aussi agrégé d'histoire contemporaine. Avec 24 heures d'avance, les Etats-Unis ont quitté l'Afghanistan. Cette date restera-t-elle pour l'histoire, dans l'histoire, comme une défaite, une débâcle américaine ?
R - C'est un coup dur incontestablement. Parce que l'effondrement de l'Etat afghan, la déroute de l'armée afghane, la rapidité avec laquelle les Etats-Unis ont dû quitter ce pays, le drame dans lequel cela s'est passé... tout cela fait un coup très dur pour l'Occident, pour les Etats-Unis. Mais en même temps, il faut se méfier des raccourcis historiques. Vous faites référence à mes antécédents d'historien : on a vu en 1975 au moment de la chute de Saigon dire "c'est la fin de l'Empire américain"... on a vu après ce qui s'est passé, la résurrection, la force des Etats-Unis retrouvée, la fin du Mur de Berlin, tout cela dans une dynamique très positive. Donc oui, c'est un coup dur, qui est dû en grande partie sans doute à un manque d'anticipation, sans doute un manque d'appréciation de la situation...
Q - Alors justement. Alors est-ce que malgré votre position de ministre des affaires étrangères, est-ce que malgré les discours policés du Quai d'Orsay, vous avez le droit de dire que cette opération a été très mal gérée, Jean-Yves Le Drian ? Pourquoi avons-nous été surpris par une situation dont les contours étaient connus depuis si longtemps ?
R - Les Etats-Unis d'Amérique avaient engagé des discussions avec les Taliban depuis déjà plusieurs mois. Sous l'administration Trump, ils avaient trouvé un accord pour le départ des forces américaines au mois de mai de cette année. Ensuite, l'administration Biden a prolongé cette volonté de retrait. On comprend qu'ils se retirent, nous nous sommes retirés en 2012. Et ils considéraient que l'action contre-terroriste était terminée...
Q - Mais vous l'avez géré, vous, justement, le retrait de l'armée française lorsque vous êtes arrivé aux responsabilités, à l'époque vous étiez ministre de la défense. C'est un dossier que vous connaissez bien...
R - Oui.
Q - Est-ce que vous imaginiez que cela se passerait comme ça ? En termes opérationnels, c'est raté ?
R - En termes opérationnels, il y a eu un problème d'anticipation...
Q - C'est raté...
R - Il y a un problème de prise en compte de la réalité de ce qu'était le territoire afghan, de la réalité du pouvoir des autorités afghanes. Il se trouve que le Président de l'Afghanistan est parti dès la première intervention. Puis la solidité de l'armée afghane n'était pas au rendez-vous.
Q - Mais vous-même, vous avez été surpris de voir que cela avait été si peu anticipé par l'armée américaine et par les autorités américaines ?
R - Les quinze jours-là ont été extrêmement surprenants dans leur rapidité et dans l'efficacité de la prise de pouvoir par les Taliban, ça c'est une réalité.
Q - Est-ce qu'aujourd'hui, c'est un voile noir, une chape de plomb qui tombe sur le peuple afghan ?
R - Oui, je pense que le premier sentiment que l'on doit avoir aujourd'hui est un sentiment de solidarité, d'amitié avec nos amis afghans, en les incitant à poursuivre leur combat pour leur propre gouvernance.
Q - En les aidant aussi. Combien de personnes, combien d'Afghans qui ont travaillé avec la France, qui sont éligibles à l'exfiltration, a-t-on laissé derrière nous ?
R - Assez peu d'Afghans qui ont travaillé avec nous. Nous avons anticipé, nous la France, d'une certaine manière. Dès le mois de juillet, nous avons donné des consignes pour le rapatriement en particulier des agents locaux qui avaient travaillé pour nous, des Français qui restaient encore là-bas. Il reste quelques unités. Mais l'essentiel, ce sont les Afghans ou les Afghanes qui se battent pour leurs droits, qui se battent et qui se sont battus dans un engagement très fort pour une légitimité de gouvernance. Ceux-là sont en danger, il faudra continuer à les suivre ? Nous continuerons à les suivre.
Q - Comment ? C'est bien le sujet. La France a défendu l'idée d'une safe-zone, d'une zone de sécurité. Les Taliban n'en veulent pas. L'ONU a voté une résolution pour des départs sûrs, mais sans zone protégée, celle précisément qu'avait réclamée le Président de la République. Des départs sûrs, cela veut dire quoi ? Cela s'organise comment ?
R - Ce n'est pas exactement cela. Il y a eu effectivement une résolution du Conseil de sécurité qui a été adoptée cette nuit, qui prévoit bien, qui exige même le fait que la plate-forme aéroportuaire soit sécurisée et que l'accès à cette plate-forme soit assurée par les autorités de fait qui sont les Taliban. Cette exigence est très importante parce que c'est l'unanimité de la communauté internationale, même si la Chine et les Russie se sont abstenues. Le texte est passé et maintenant il faut le mettre en oeuvre. Cela veut dire deux choses. Cela veut dire essayer de trouver une solution pour la gestion de la plate-forme, nous y travaillons, il y a des discussions en cours aujourd'hui avec les Qataris et les Turcs. Parce qu'aujourd'hui l'aéroport ne fonctionne plus. C'est la principale porte de sortie...
Q - Il faut sécuriser cette zone-là par les Turcs et les Qataris ?
R - Et dans un accord pragmatique avec les autorités de fait qui sont aujourd'hui les Taliban...
Q - Les Turcs sont repartis.
R - Oui, mais il y a des discussions en cours sur la gestion de la plate-forme. Il faut gérer la plate-forme. Et les Qataris aussi sont en discussion. Nous avons eu des discussions hier avec ces partenaires. Et puis d'autre part, exiger des Taliban que l'accès à l'aéroport soit sûr. Ce sont les engagements qu'ils ont pris eux-mêmes. Ils ont fait une déclaration publique il y a trois jours, pour dire : tous ceux qui voudront partir pourront le faire. Alors maintenant, le Conseil de sécurité, c'est-à-dire la communauté internationale dit : il faut passer aux actes.
Q - Cela veut dire avec des vols commerciaux ?
R - Cela veut dire avec des vols commerciaux...
Q - Cela veut dire que tous ceux qui ont des laissez-passer, les artistes, les femmes, les journalistes qui sont là-bas en Afghanistan qui ont la possibilité et la volonté de partir, doivent pouvoir - c'est ce que vous dites ce matin - se rendre dans cette zone pour pouvoir prendre des vols commerciaux et quitter l'Afghanistan.
R - Pas demain matin, parce que ce n'est pas prêt. Mais l'exigence du Conseil de sécurité, c'est celle-là. Et en ce qui concerne la France, nous avons en instruction, en examen, énormément de signalements qui nous ont été donnés. Plusieurs milliers. Nous en recevons tous les jours. Tous ces signalements sont aujourd'hui instruits par le centre de crise du Quai d'Orsay. Donc nous sommes en relation avec eux. Nous essayons de nous mettre en relation avec eux pour permettre ensuite qu'ils puissent éventuellement quitter le pays si les conditions...
Q - Cela peut représenter combien de personnes ?
R - Plusieurs milliers.
Q - Plusieurs milliers de personnes ?
R - Ceux qui sont aujourd'hui en danger. Ceux qui, par leur profession, que ce soit des journalistes, des avocats, des juges, des militants de différentes organisations, différentes ONG... Tous ceux-là, nous les avons répertoriés, nous instruisons leur dossier et nous sommes en lien avec eux.
Q - Ce sont d'abord les pays de la région qui vont être soumis à l'arrivée de réfugiés. Faut-il les aider et comment ?
R - Oui, il faut les aider.
Q - Comment ?
R - C'est l'urgence. C'est le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies qui doit prendre en considération cette donnée et donc il faut aider ce Haut-commissariat à seconder les efforts des pays d'accueil, qui sont généralement les pays voisins. Il risque d'y avoir des mouvements de populations importants, des gens qui vont chercher l'exil. Ils vont essentiellement dans les pays environnants, dans les pays limitrophes. Il faut aujourd'hui les aider, et c'est aussi l'un des aspects de la résolution des Nations unies.
L'autre exigence, c'est de faire en sorte que les autorités de fait acceptent que l'aide humanitaire soit distribuée indépendamment de leur propre pouvoir.
Q - Pour l'instant, vous n'avez obtenu aucune garantie sur ce point précis de la part des Taliban ?
R - Cela date d'hier soir...
Q - Vous continuez à vous parler, rassurez-vous.
R - ...dans la nuit. On continue à être exigeant vis-à-vis des Taliban de manière pragmatique, mais on ne négocie pas politiquement avec les Taliban.
Q - Antony Blinken a dit : nous travaillerons avec les Taliban s'ils tiennent leurs engagements.
R - Pour l'instant, ils veulent déclarer qu'ils sont différents des Taliban de la génération précédente. Ce ne sont pour l'instant que des paroles, nous attendons les actes. Et aujourd'hui les actes ne sont pas encore au rendez-vous.
Q - Vous avez été beaucoup critiqué lorsque vous avez évoqué... - donnant l'impression que vous donniez du crédit à ces déclarations - qu'il fallait...
R - Non...
Q - ...que les Afghans fassent un gouvernement inclusif. Vous croyez qu'ils sont en mesure de le faire, qu'ils ont la volonté de le faire ? ...
R -Je suis désolée de vous dire que la phrase qui m'a été attribuée a été coupée de son contexte. C'est dans le même temps - je pense que votre collègue ne l'avait pas remarqué - dans le même temps je disais qu'il fallait que les Taliban posent des actes. Des actes de rupture avec le terrorisme, des actes d'accueil des convois humanitaires, des actes de respect des droits humains et des droits des femmes, et aussi évidemment des actes permettant à tout le monde de pouvoir partir s'il le souhaite.
Aujourd'hui, ces actes-là ne sont pas posés.
Q - Quels sont les moyens dont nous disposons, Jean-Yves Le Drian, pour imposer quoi que ce soit aujourd'hui aux Taliban qui depuis hier soir, depuis le dernier avion américain, célèbrent leur victoire, en disant la défaite américaine est une grande leçon pour d'autres envahisseurs ? Quels moyens avons-nous, quels moyens de pression ?
R - La pression internationale, le fait que les Taliban, s'ils veulent avoir un développement de leur pays seront bien obligés de poser des actes qui leur permettent d'être reconnus par la communauté internationale. Mais aujourd'hui ce n'est pas le cas. Donc il faut pousser cette pression au maximum, c'est ce que nous faisons.
Q - Des leviers financiers ?
R - Il y a aussi les leviers financiers. Les Taliban ou les autorités afghanes du futur seront bien dans l'obligation d'avoir des discussions financières s'ils veulent gérer correctement leur pays.
Q - La Russie demande la levée des avoirs pour ne pas ajouter la famine à la situation de chaos en Afghanistan. Que répondez-vous ?
R - Il faut d'abord faire en sorte que les actes demandés par le Conseil de sécurité aux Taliban soient posés. C'est à ce moment-là que l'on verra.
Q - C'est un levier ?
R - Ce peut être un levier.
Q - Joe Biden a promis de traquer et de faire payer le prix à Daech après naturellement la mort de treize soldats américains et les attentats kamikazes alors même que les Etats-Unis quittent l'Irak et l'Afghanistan. Qu'est-ce que cela veut dire ?
R - Ils vont mener des opérations suite à l'attentat qui a été initié par Daech qui a fait quand même plusieurs centaines de morts, y compris des morts américains que l'on connait que l'on peut regretter dans ce drame qui s'est produit à l'aéroport de Kaboul. Maintenant ils peuvent mener des actions ponctuelles. On voit bien aussi, par ces actes terroristes qu'aujourd'hui, le pouvoir de fait des Taliban n'est pas installé en Afghanistan. Ils ne maitrisent pas complètement la situation, loin de là.
Q - C'est à eux de démontrer qu'ils peuvent tenir le pays ?
R - Et à eux de voir comment ils gèrent le pays, bien sûr. Cela montre tout de même une chose, cette affaire. C'est que, autant une action militaire est tout à fait essentielle pour lutter contre le terrorisme - et on constate que depuis 2001, il n'y a pas eu d'actions terroristes sur les pays occidentaux à partir de la plate-forme afghane -, autant on voit bien que ce n'est pas par l'action militaire qu'on peut mettre en place une gouvernance légitime dans un pays. On ne peut pas se substituer aux peuples pour la définition de leur gouvernance.
Q - Vous avez une crainte que les groupes terroristes, dont l'Etat Islamique, profitent du chaos en Afghanistan ?
R - Cela peut entrainer des volontés, cela peut entrainer une effervescence, cela peut entrainer des actions qui profitent de la situation de chaos dans laquelle nous avons été. Il faut renforcer notre vigilance et c'est ce que nous faisons./.
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