Président de la principale formation d’opposition turque, le Parti républicain du peuple (CHP), Özgür Özel est devenu le porte-voix d’une contestation populaire qui n’a eu de cesse de grandir depuis l’arrestation, le 19 mars, du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, désigné candidat du parti kémaliste à la présidentielle. Critique opiniâtre du président Recep Tayyip Erdogan et de son virage autoritaire, il a reçu Le Monde, vendredi 28 mars, dans les locaux du siège du CHP de la mégapole du Bosphore.
Où en est-on dans la procédure engagée contre Ekrem Imamoglu ?
Ce n’est pas une procédure légale qui est en cours, c’est un processus politique. Il n’y a aucune preuve, seulement des « témoins secrets » dont le nom n’est connu que du procureur. Mais même avec ça, ils n’arrivent pas à lier les témoignages et à aboutir à des preuves concrètes. Plus on y regarde et plus l’innocence d’Ekrem Imamoglu apparaît évidente.
Ils ont intenté cinq poursuites judiciaires distinctes contre lui et, à chaque fois, dans un tribunal différent. Dans chacune de ces poursuites, en plus des peines de prison requises, il y a une demande d’interdiction de vie politique. Il s’agit clairement d’une tentative de coup d’Etat civil. Habituellement, on parle d’un coup d’Etat pour faire tomber un pouvoir en place. Ici, il s’agit d’un coup pour empêcher un successeur d’accéder au pouvoir.
Le maire d’Istanbul ainsi qu’une quarantaine de coaccusés ont été inculpés pour « corruption ». Une demi-douzaine de coaccusés le sont pour « terrorisme » en raison d’accords conclus avec le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM, prokurde) aux dernières élections, et ce alors que le gouvernement négocie avec cette formation pour trouver une solution à la question kurde. Qu’en pensez-vous ?
Ceci est une contradiction absolue. Le régime en place a besoin d’ennemis. Pendant des années, ils nous ont diabolisés, ainsi que le DEM, parce que nous essayions de dialoguer dans certains domaines avec eux. Pour cette raison, ils nous accusaient d’être des terroristes. Aujourd’hui, le DEM et le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, interdit] ont cessé d’être leurs ennemis. Nous sommes désormais ce nouvel ennemi.
La mise en place d’un administrateur nommé par le gouvernement à la tête du CHP est-elle possible ?
Ils y ont sérieusement pensé. Ils l’ont fait pour le barreau d’Istanbul où un administrateur a été nommé il y a à peine une semaine. Ce barreau est l’un des plus grands au monde en termes de nombre d’avocats inscrits. Ils ont incarcéré le maire d’une des plus grandes métropoles du monde, Ekrem Imamoglu, élu trois fois avec un peu plus de 50 % des voix. Un administrateur a été nommé à Esenyurt, le plus grand district [arrondissement d’Istanbul] de Turquie avec une population de plus de 1 million d’habitants. Pour le CHP, alors qu’un administrateur était sur le point d’être nommé, j’ai pris la résolution d’organiser un congrès extraordinaire, qui aura lieu la semaine prochaine, afin de renouveler le conseil exécutif et de nous prémunir d’un administrateur.
Evidemment, ce qui a vraiment stoppé cette nomination, ce sont les millions de personnes qui sont descendues dans la rue. Et aussi les 15,5 millions de personnes qui sont allées porter leur vote dans les urnes [lors de la primaire du CHP pour la présidentielle prévue en 2028], mises en place dans toute la Turquie, le 23 mars, afin de déposer un bulletin par solidarité pour notre candidat à la présidentielle, Ekrem Imamoglu.
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Craignez-vous d’être arrêté à votre tour ?
J’ai l’immunité [en tant que député]. Mais quand j’ai appelé les gens à se mobiliser, on m’a rappelé, insidieusement, que Selahattin Demirtas [dirigeant prokurde incarcéré depuis 2016] avait également appelé à descendre dans la rue avant d’être incarcéré.
Il est pourtant évident qu’il est préférable que ce soit la démocratie qui domine la rue. Oui, je prends le risque de passer huit ans, voire dix ans en prison, s’il le faut. Parce que si nous ne repoussons pas cette tentative de coup d’Etat, il en sera fini des urnes. Il y aura, certes, des élections, mais plus d’opposition ou une opposition dont le candidat aura été déterminé par Recep Tayyip Erdogan lui-même. Nous ne pouvons tolérer cela.
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Cette mobilisation peut durer combien de temps ?
Samedi [29 mars], nous avons un grand rassemblement à Maltepe [sur la rive asiatique d’Istanbul]. Ensuite, nous en organiserons un autre tous les samedis dans une ville de Turquie. Nous allons aussi organiser un rassemblement nocturne à Istanbul tous les mercredis soir. Et nous allons lancer la plus grande campagne de signatures de l’histoire turque. Je me rends à Trabzon dimanche, la ville natale d’Ekrem Imamoglu, afin d’y lancer une campagne pour demander sa libération et des élections anticipées. Notre objectif est d’obtenir les signatures de plus de la moitié des électeurs turcs.
Près de 2 000 personnes ont été arrêtées, dont une douzaine de journalistes. Jusqu’où cette machine répressive peut-elle aller ?
Lorsqu’ils ont interdit les manifestations, ils voulaient que personne ne sorte dans les rues. Après sept jours de mobilisation, nous avons mis fin aux manifestations nocturnes. Nous avons commencé à organiser des rassemblements autorisés et plus sécurisés pendant la journée. Nous pensons que les arrestations vont diminuer à partir de maintenant.
Özgür Özel, président du Parti républicain du peuple (CHP), au siège de son parti, à Istanbul, le 28 mars 2025. « LE MONDE »Avec plus de cent députés, nous rendons visite aux jeunes qui sont détenus. Nous faisons preuve de solidarité envers leurs familles. Plus ils attaqueront et plus nous ferons preuve de force. Nous n’avons pas d’autre option.
Erdogan pense qu’il perdra s’il recule. Il essaiera de rester ferme jusqu’au bout. Toutefois, il reçoit de très sérieux avertissements de la part de son propre parti. Il y a des alertes sur le plan économique. Un sondage vient d’ailleurs d’être réalisé, où seulement 22 % des personnes pensent que tout ceci est une action judiciaire respectueuse du droit. Le soutien à Ekrem Imamoglu et au CHP augmente, l’AKP et Erdogan sont en train de chuter.
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Vous avez été élu à la tête du CHP en 2023. Comment voyez-vous votre rôle, aujourd’hui ?
Quand j’ai été candidat à la présidence du CHP, le parti culminait à 25 % des voix. J’ai poussé pour qu’il s’ouvre non seulement aux sociaux-démocrates, mais aussi aux démocrates nationalistes, aux démocrates conservateurs et aux démocrates kurdes.
Nous sommes redevenus le premier parti du pays, je veux maintenant devenir le président d’un CHP qui aura réussi à battre Erdogan par les urnes. Oui, je veux sauver la Turquie d’Erdogan par de grandes mobilisations et de grands boycotts [des médias qui le soutiennent]. Si j’obtiens ce résultat, je pourrai quitter la vie politique avec une grande satisfaction.
Le président Emmanuel Macron a réagi en dénonçant le caractère « systématique » des poursuites contre les figures de l’opposition et de la société civile. Le chancelier Olaf Scholz avait également élevé la voix. Attendiez-vous des réactions plus nombreuses de l’Union européenne ?
La déclaration de Macron est très importante. J’ai envoyé des messages aux partis européens frères [le CHP est membre de l’Internationale socialiste] qui n’ont pas réagi, comme le Britannique Keir Starmer. Si les réactions ont été un peu tardives, c’est peut-être dû au fait que le gouvernement a choisi comme prétexte la corruption, dans cette affaire. C’est un sujet délicat. Et puis, la règle veut que les pays travaillent avec les pouvoirs en place. Il n’en demeure pas moins essentiel qu’ils adoptent des positions justes en cas de coup d’Etat, comme c’est le cas actuellement.
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