Ukraine - Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères avec le journaliste russe Denis Kataev (Paris, 22/04/2022)
Q - Bonjour, Monsieur Le Drian.
R - Bonjour
Q - Merci pour l'invitation, c'est très important pour nous. La première question, sur la visite du président Macron à Moscou, juste avant la guerre, c'était une longue conversation, à une longue table, mais malheureusement la guerre est restée inévitable. A Moscou, le président Macron a dit qu'un consensus est possible. On dirait que Poutine bluffait, il y a peut-être eu un arrangement entre eux, entre MM. Poutine et Macron ?
R - La visite du président Macron à Moscou était tout à fait dans son devoir, d'abord parce que la France est un membre permanent du Conseil de sécurité, et donc elle participe à la responsabilité collective de la sécurité dans le monde, et ensuite parce que la France préside l'Union européenne pendant cette période de six mois. Et comme il y avait des risques de guerre, manifestés par l'afflux de forces aux limites de l'Ukraine, et en particulier en Biélorussie, il fallait aller parler à Poutine pour essayer de le convaincre de ne pas s'engager dans la guerre. Et c'est ce à quoi le président Macron a essayé de s'employer pendant ce long entretien qu'il a d'ailleurs poursuivi le lendemain à Kiev ; et qu'il a poursuivi ensuite par d'autres entretiens avec le président Poutine. Le sujet, c'était les problèmes qui sont posés, qui sont les questions de sécurité collective et de stabilité en Europe, peuvent se résoudre dans la négociation et la discussion. Faisons-la. Mais ça ne se résout pas dans la guerre. Or, le président Poutine a menti, dans cette conversation, en disant qu'il n'allait pas faire la guerre, il l'a fait. Voilà ce qui s'est passé.
Q - C'est pourquoi le président Macron a proposé le plan pour éviter la guerre, et Poutine ?
R - Le président Macron a proposé qu'il y ait une discussion, que d'ailleurs les Européens avaient proposée antérieurement, pour poser les nouvelles donnes de la stabilité et de la sécurité en Europe. Mais la réalité, c'est que la volonté du président Poutine était claire depuis le début. Il ne supporte pas qu'il y ait, à proximité de la Russie, des Etats démocratiques qui fonctionnent de manière autonome et qui ne soient pas d'une manière ou d'une autre des fromes de protectorat de la Russie. Et cela, ça a conduit à la guerre. Mais il faut toujours garder un fil possible du dialogue. Et c'est pour cette raison que le président Macron essaye de garder ce canal de discussion qu'il faut pouvoir activer, à un moment donné, où il y aura inévitablement une négociation. Mais pour l'instant, le fil existe toujours, mais il a été assez perturbé par les massacres de Boutcha en particulier. Et au moment où on se parle, je tiens à le dire, ici, dans votre émission, nous vivons les atrocités de Marioupol, au moment où nous parlons. Cette guerre de sièges n'est pas achevée. Elle est identique à d'autres guerres de sièges et d'autres sièges que nous avons connus depuis le début de cette crise, en particulier par des bombardements indiscriminés, par des atteintes aux civils, par des atrocités que nous allons encore constater. Cette guerre de siège de Marioupol n'est pas achevée. Et je pense qu'il serait utile de dire ici que le maire de Marioupol a proposé qu'il y ait l'entrée d'aide humanitaire et la possibilité de sortir de ces enclaves qui restent. Et cela a été refusé par les forces russes. C'est ça, la réalité de la situation.
Q - Mais faut-il négocier, après les massacres de Boutcha et de Marioupol ? Faut-il négocier avec Poutine ?
R - C'est l'Ukraine qui décide la négociation. La Russie est en guerre contre l'Ukraine, et c'est à l'Ukraine de négocier avec la Russie. Ce n'est pas à d'autres partenaires. Donc, le président Zelensky a d'ailleurs eu, sur cette situation dramatique, une posture très courageuse, en indiquant quels étaient les premiers éléments de négociation, en particulier sur la neutralité de l'Ukraine. Mais c'est l'Ukraine qui négocie avec la Russie. Or, aujourd'hui, les négociations qui sont censées avoir lieu, ou avoir eu lieu, sont aujourd'hui des leurres, puisqu'il n'y a pas de vraie négociation. Et on ne négocie pas avec le revolver sur la tempe. Et il serait opportun, si d'aventure les responsables militaires russes et le président Poutine en particulier voulaient négocier, qu'ils prennent la main tendue de Zelensky. Parce que la négociation, c'est une négociation entre l'Ukraine et la Russie et non pas une négociation entre les Européens, les Américains et la Russie. Le sujet, c'est l'Ukraine et la Russie. Et nous, nous sommes évidemment en appui de l'Ukraine pour cette négociation, si l'Ukraine le souhaite. Mais il s'agit de la nation ukrainienne de l'Etat ukrainien, de la souveraineté ukrainienne qui doit être de mise dans la discussion.
Q - Le président Zelensky a déjà exprimé pour M. Macron, à la présidentielle, et il a invité M. Macron à Kiev. C'est possible, Macron se rend à Kiev ?
R - Il y est déjà allé !
Q - Oui, avant la guerre.
R - Je l'ai accompagné.
Q - Mais pour l'instant ?
R - Le déplacement à Kiev, c'est une opportunité qui doit être saisie, si d'aventure cela sert à quelque chose. Pourquoi pas. L'essentiel aujourd'hui, c'est d'accompagner le président Zelensky dans ses actions. On accompagne le président Zelensky en lui fournissant de l'aide humanitaire et de l'aide militaire, des équipements militaires dont il a besoin, et aussi, c'est une autre forme d'accompagnement, en initiant des sanctions qui perturbent le fonctionnement de la Russie, qui ont pour objectif de montrer au président Poutine que le prix à payer dans cette agression est tel qu'il dessert les intérêts de la Russie. Et il faut qu'il s'en rende compte.
Q - Le président Zelensky a invité M. Macron pour constater la réalité de génocide. Vous connaissez qu'il existe un désaccord Macron-Zelensky, faut-il parler de génocide en Ukraine ? Qu'est-ce que vous pensez à ce sujet ? Et, M. Le Drian, il faut contrôler ce qui se passe en Ukraine.
R - Le sujet, c'est l'impunité. En aucun cas, les atrocités qui se déroulent en Ukraine dans des lieux très symboliques, Kramatorsk, Boutcha, maintenant Marioupol, en aucun cas, ces atrocités, ces viols, ces exactions, ces charniers que nous constatons, ces assassinats de civils ne doivent rester impunis dans la durée. Et pour ça, il y a un instrument : ça s'appelle la Cour pénale internationale. C'est la Cour pénale internationale qui doit qualifier les crimes. C'est son rôle. Et nous, nous aidons la Cour pénale internationale à mener son action de documentation et d'établissement des preuves ; car aujourd'hui, c'est ce qui importe. Ensuite, il y aura la justice internationale qui passera et qui devra dire les choses ; dire les faits.
Q - C'est le plan juridique. Je comprends. Et pourquoi l'Europe a-t-elle toléré Poutine depuis si longtemps ? Il a déjà tout dit dans le discours de Munich, en 2007, puis il y a eu la guerre en Géorgie, et puis la Crimée, le Donbass, et maintenant la guerre en Ukraine. Les Européens ont-ils responsables de ce qui s'est passé ?
R - Le responsable, c'est quand même celui qui envahit un Etat indépendant, l'Ukraine, celui qui organise des bombardements indiscriminés contre une population. Tout cela est injustifié, intolérable au niveau du droit international ; donc, la responsabilité est la responsabilité du président Poutine, qui, je le disais en commençant, n'accepte pas que dans l'environnement de la Russie tel qu'il conçoit la Russie, il y ait des démocraties autonomes qui ont un mode de fonctionnement différent de celui que lui-même impose à la Russie ; voilà quelle est la réalité. La question qu'il a posée, à un moment donné, sur la nouvelle donne de stabilité en Europe, parce qu'il y a un certain nombre d'accords internationaux qui arrivaient à leur terme, et qu'il fallait sans doute réfléchir ensemble à revivifier ce qu'on appelle les accords d'Helsinki de 1975. Elle est toujours sur la table, et nous sommes très ouverts à cette discussion. Mais la réponse n'est pas la guerre ! La réponse, ce ne sont pas les atrocités. La réponse, ce n'est pas la sujétion de l'Ukraine. La réponse, c'est le dialogue et la négociation.
Q - Mais Poutine a commencé depuis trop longtemps. La Géorgie, c'était en 2008. C'est pourquoi, ma question était : pourquoi l'Europe tolérait Poutine ?
R - L'Europe considère que les questions de conflictualité doivent se gérer dans la négociation et non pas dans la guerre.
Q - Les coups de téléphone entre les présidents Macron et Poutine sont scrutés dans le monde entier. C'est connu, c'est très connu, en tant que vrai démocrate et Européen, M. Macron croit en la possibilité du dialogue ; vous avez déjà dit ça. Dans la grande confession au Point, M. Macron a précisé qu'il agissait comme un psychothérapeute essayant de calmer une personne seule. Pensez-vous que Poutine a encore besoin d'un psychothérapeute ?
R - Ça, c'est vraiment tout à fait en dehors de ma compétence.
Q - En tant que grande puissance nucléaire, est-ce que la France sent une menace de la guerre nucléaire en ce moment ? Comment pouvons-nous éviter la guerre nucléaire ?
R - Le narratif qui consiste à agiter régulièrement l'affirmation que la Russie dispose de l'arme nucléaire, il a été utilisé en 2014 au moment de l'affaire de la Crimée, il a été utilisé au début de cette crise, il est maintenant de nouveau utilisé de temps en temps. C'est un narratif qui est disproportionné, injustifié, et qui aboutit à une aggravation de la tension qui n'a pas lieu d'être, donc je n'ai pas d'autre commentaire à faire sur ce point.
Q - Quels sont les fondements de nos relations entre les Français et les Russes, dans le contexte de la guerre ? Quelque chose change. Le président Macron a déjà dit que nous sommes, les Français, à côté des Russes, des vrais Russes, qui sont contre la guerre. Qu'est-ce que vous pensez... ?
R - Je ne fais pas l'amalgame entre la société civile russe et le président Poutine et son entourage. Nous avons une histoire longue avec le peuple russe, le peuple français. Et nous avons des échanges importants, en matière culturelle, sportive, des échanges de jeunes. Cela doit être poursuivi, de manière obstinée, parce que nous avons cette fraternité avec le peuple russe. Il ne faut pas que la guerre vienne détruire cela. En tout cas, nous sommes tout à fait désireux de préserver ces liens, ces empathies mutuelles, ce respect mutuel, et puis cette volonté d'agir ensemble dans le respect du droit entre nos sociétés. Et donc, croyez bien que la France est vraiment décidée à faire en sorte que l'amalgame ne soit pas au rendez-vous et que nous soyons tout à fait en harmonie avec le peuple russe.
Q - Pour l'instant il n'y a pas de russophobie en France, et il faut diffuser les gens qui supportent Poutine et ceux qui sont contre la guerre, oui, c'est ça ?
R - Le responsable de la guerre, c'est le président Poutine, ce n'est pas le peuple russe.
Q - Merci, Monsieur Le Drian.
R - Merci./.
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