Saturday, July 22, 2017

Le Président Erdogan signe la fin du "modele turc" (Le Monde Diplomatique)

Le Monde diplomatique            
   
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Ankara tente de reprendre la main au Proche-Orient

Le président Erdoğan signe la fin du « modèle turc »

Entre deux polémiques avec les dirigeants européens, le président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui cherche à renforcer son pouvoir sur le plan intérieur, se rapproche de l’Arabie saoudite et de la Russie. Ce recentrage témoigne de la situation délicate de la Turquie dans son environnement régional. Le temps où elle apparaissait comme l’un des grands bénéficiaires des « printemps arabes » semble révolu.
 
Onay Akbas. — « Nouvel Ordre mondial », 2013
Photo : Özer Ozsari - www.onayakbas.com
Depuis 2014, la Turquie présidée par M. Recep Tayyip Erdoğan tente de réajuster sa politique étrangère à l’aune de l’évolution du conflit syrien, mais aussi de sa situation intérieure. À l’époque des « printemps arabes », en 2011, l’expérience inédite du Parti de la justice et du développement (AKP), une formation islamoconservatrice au pouvoir depuis 2002, faisait figure d’exemple démocratique pour la région. La diplomatie de bon voisinage mise en œuvre par le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu et le dynamisme d’une économie émergente contribuaient à donner une image positive de ce pays au Proche-Orient. Las ! Le positionnement ambigu d’Ankara à l’égard des mouvements djihadistes dans la crise syrienne, sa proximité avec les gouvernements islamistes nés des transitions politiques en cours — mais contestés — en Égypte et en Tunisie et, pour finir, la répression violente, au printemps 2013, des manifestations populaires nées de l’opposition à la destruction du parc de Gezi à Istanbul ont terni son étoile. À partir de 2015, la Turquie s’est retrouvée confrontée à l’intervention directe de la Russie dans le conflit syrien, alors même que les forces du Parti de l’union démocratique (PYD), une formation kurde syrienne affiliée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), prenaient, avec le soutien des Occidentaux, la place avantageuse d’adversaires par excellence de l’Organisation de l’État islamique (OEI). La multiplication des attentats — djihadistes et kurdes — sur son territoire apparaît comme le prix de ses engagements téméraires à sa frontière méridionale et de la négation des aspirations de sa population kurde.
Tous ces facteurs poussent Ankara à revoir son positionnement diplomatique et géostratégique. Et ce dans un contexte de transformation intérieure qui voit M. Erdoğan tenter d’affirmer ses prérogatives et son pouvoir présidentiels (lire « La quête obsessionnelle d’un pouvoir fort »). Qualifiée par le premier ministre, M. Binali Yıldırım, de « politique du “plus d’amis que d’ennemis” (1)  », la nouvelle diplomatie turque se veut pragmatique. Elle demeure pourtant sujette à des incertitudes, au moment où l’arrivée au pouvoir de M. Donald Trump aux États-Unis risque d’ébranler un peu plus les équilibres fragiles de la région.

1. Rapprochement avec les Saoudiens

Ce changement de pied diplomatique implique un rapprochement avec l’Arabie saoudite et une prise de distance avec l’Iran. L’un de ses premiers signes nets est apparu en janvier 2015, quand M. Erdoğan a interrompu une tournée africaine pour assister aux funérailles du roi Abdallah à Riyad, non sans avoir proclamé un jour de deuil national. Cette inflexion, mal accueillie dans son pays, notamment par l’opposition laïque et par le Parti démocratique des peuples (HDP) (2), ne s’est pas démentie par la suite. Au printemps 2015, le président turc a apporté un soutien appuyé à l’intervention militaire saoudienne au Yémen, en accusant l’Iran de vouloir « dominer » le Proche-Orient (3). Et en janvier 2016, au retour d’un déplacement dans le royaume wahhabite, il a refusé de condamner l’exécution de l’ayatollah et dissident chiite Nimr Baqr Al-Nimr par les autorités saoudiennes, exécution qui a provoqué la rupture des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran.
Cette convergence turco-saoudienne surprend dans la mesure où le gouvernement turc n’adhérait pas, jusqu’alors, à la logique de confrontation entre chiites et sunnites. En mars 2011, il critiquait la répression du soulèvement à Bahreïn (mené par des chiites, mais pas uniquement) par les troupes du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Peu après, lors d’un déplacement en Irak, M. Erdoğan faisait sensation en priant à Najaf dans le mausolée d’Ali — gendre du Prophète et figure vénérée du chiisme — et en mettant en garde le monde musulman contre les divisions sectaires.
Ce repositionnement par rapport à une rivalité saoudo-iranienne ascendante n’est pas guidé que par des préoccupations confessionnelles. Il vise aussi à favoriser le retour d’Ankara dans la crise syrienne. Car c’est surtout du soutien à apporter à une partie des forces rebelles syriennes que discutent les dirigeants turcs et saoudiens lorsqu’ils se rencontrent. Cela au moment même où les premiers tentent de convaincre les Américains de soutenir davantage l’Armée syrienne libre (ASL), qui combat le régime de M. Bachar Al-Assad depuis juillet 2011 et qui tente de se distinguer des forces djihadistes takfiristes (4).
Pour être pleinement crédible dans ce recentrage, le gouvernement turc doit en outre se débarrasser de l’image peu flatteuse d’allié de l’OEI qu’il traîne depuis le siège de la ville syrienne de Kobané par les djihadistes, en septembre 2014. Durant cette bataille, tandis que les troupes kurdes des Unités de protection du peuple (YPG, la branche armée du PYD) et du PKK défendaient la cité avec l’appui de l’aviation occidentale, l’armée turque ne laissa passer qu’un petit convoi de peshmergas venus en renfort d’Irak. Néanmoins, après l’attentat (attribué à l’OEI) dans la ville frontalière de Suruç, le 20 juillet 2015, la Turquie autorisait l’usage de la base d’Incirlik par la coalition internationale dans sa guerre contre les troupes du « califat ». Ce repositionnement marquait le point de départ d’un processus qui devait permettre à l’armée turque de s’affirmer comme l’ennemie la plus déterminée de l’organisation.

2. Hantise des succès kurdes

Au départ, ce recentrage a peiné à convaincre, car les forces turques frappaient bien plus souvent les troupes du PKK dans le nord de l’Irak, ou du PYD en Syrie (à partir de l’automne), que celles de l’OEI. Toutefois, la Turquie est devenue à la fin de 2015, et surtout en 2016, l’une des premières cibles de l’organisation. Cela l’a conduite à réagir sur le plan intérieur, avec le démantèlement massif des cellules djihadistes par la police, mais aussi à l’extérieur. Plusieurs mois de tirs sporadiques de roquettes Katioucha par l’artillerie de l’OEI sur la province frontalière turque de Kilis ont donné à Ankara, au début de mai 2016, le prétexte d’une première incursion de ses blindés en territoire syrien.
L’affaire a pris une tout autre dimension lorsque, le 24 août 2016, l’armée turque, pour appuyer les rebelles arabes syriens qu’elle entraînait depuis l’année précédente, a franchi à nouveau la frontière à l’occasion de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » et pris la ville de Jarablous, sur la rive ouest du fleuve. Cette fois, la guerre était déclarée à l’OEI. Mais la posture antidjihadiste d’Ankara peinait encore à convaincre, car l’objectif de cette incursion était aussi d’empêcher une jonction entre les forces kurdes présentes respectivement dans la ville de Manbij (à l’est) et dans l’enclave d’Afrin (à l’ouest).
Alliée depuis 2007 au gouvernement régional du Kurdistan (GRK) irakien, la Turquie avait accueilli avec inquiétude l’apparition d’une zone kurde similaire dans le nord de la Syrie (le Rojava), dans la mesure où celle-ci est sous la coupe du PYD, proche du PKK. Pourtant, l’idée d’établir avec le Rojava des relations comparables à celles existant avec le GRK fut à l’ordre du jour en 2013, au moment où, sur le plan intérieur, le gouvernement négociait un accord de paix avec le PKK. Par deux fois durant l’été 2013, M. Saleh Muslim, le dirigeant du PYD, s’est rendu de manière officieuse en Turquie, et il a même évoqué l’ouverture d’une représentation de son organisation à Ankara. La stratégie de l’AKP visait alors à inclure les Kurdes de l’intérieur dans le système politique national et à mener une politique de bon voisinage avec ceux de l’extérieur, en Irak et même en Syrie. L’évolution de la situation politique intérieure a remis en question ce projet et poussé le pouvoir à modifier son approche de la question kurde.
Au printemps 2013, le processus de paix avec le PKK avait été relégué au second plan de l’actualité politique par le mouvement protestataire de Gezi. Il s’était ensuite enlisé, victime, notamment, d’un calendrier électoral chargé en 2014 (élections locales et présidentielle) et en 2015 (législatives). En Irak et en Syrie, l’offensive de l’OEI a rebattu les cartes et révélé l’ambiguïté du positionnement turc. Dans le contexte de la préparation des législatives, une nouvelle occasion de rapprochement avec le PYD a été manquée en février 2015. La sécurisation par les troupes kurdes syriennes de l’évacuation par l’armée turque, alors cernée par l’OEI, de son enclave de Suleiman Chah aurait pu permettre de renouer le dialogue. Mais, dans le même temps, M. Erdoğan bloquait la tentative de relance du processus de paix avec le PKK amorcée par son premier ministre, M. Davutoğlu. Le succès électoral du HDP en juin 2015, qui lui avait assuré une confortable représentation parlementaire et avait empêché l’AKP de retrouver sa majorité absolue, a achevé de convaincre le président turc d’adopter une stratégie d’endiguement de la poussée kurde. Bien que le HDP soit parvenu à maintenir sa présence au Parlement lors des élections anticipées de novembre 2015, il a fait l’objet d’une marginalisation et d’une répression systématiques.
Dans le contexte des purges qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, un très grand nombre des élus de ce parti progressiste, notamment ses coprésidents, M. Selahattin Demirtaş et Mme Figen Yüksekdağ, se sont retrouvés derrière les verrous et risquent la prison à vie pour « complicité avec une organisation terroriste ».

3. Convergences avec la Russie

En septembre 2015, l’appui massif de l’aviation russe aux forces du régime syrien et de l’Iran, à la manœuvre sur son flanc sud, a affolé Ankara au moment où ses alliés occidentaux, pour certains d’entre eux durement frappés (comme la France), évoquaient un rapprochement avec Moscou pour lutter contre le terrorisme djihadiste (5). Le 24 novembre 2015, la destruction d’un avion Su-24 russe par des F-16 turcs et le soutien qu’Ankara a finalement reçu de Washington sont venus rompre cet isolement croissant. L’escarmouche a inauguré six mois de brouille avec la Russie. Sans doute la gravité des conséquences économiques de ce différend explique-t-elle le souci de normaliser rapidement les relations.
Mais l’apaisement entre les deux voisins a aussi été favorisé par la détérioration des relations avec l’administration de M. Barack Obama. Les Turcs reprochaient aux Américains d’avoir rayé le PYD de la liste des organisations terroristes et d’avoir fait des Kurdes des « partenaires responsables ». Dès la fin de juin 2016, M. Vladimir Poutine s’est engouffré dans la brèche en acceptant les « regrets » de la Turquie. Quinze jours plus tard, lors de la tentative de coup d’État, il a été le premier à apporter son soutien à son homologue turc.
Par contraste, l’allié américain, qui avait réagi avec retard et qui refusait d’extrader M. Fethullah Gülen, désigné par M. Erdoğan comme le cerveau présumé du putsch, apparaissait de plus en plus suspect. « Nous remercions les autorités russes, et particulièrement le président Poutine. La Russie nous a apporté un soutien inconditionnel, contrairement à d’autres pays », déclarait M. Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre des affaires étrangères (6).
En août 2016, M. Erdoğan se rendait à Moscou pour sceller la réconciliation. Le rapprochement a culminé en janvier 2017, lorsque les Russes et les Turcs, après être parvenus à imposer un cessez-le-feu à Alep, ont organisé avec l’Iran une conférence à Astana, au Kazakhstan. Le règlement de la crise syrienne, placé ainsi sous l’égide d’un consortium eurasiatique, a paru échapper pour un temps aux Occidentaux.
Cette relation russo-turque restaurée est pourtant loin d’être fiable. Le processus d’Astana n’a permis de surmonter ni la rivalité turco-iranienne ni le différend russo-turc à propos de la crise syrienne. Il est rapidement apparu que, si Moscou s’attachait d’emblée à trouver une solution au conflit, Ankara entendait s’en tenir, dans un premier temps, à faire respecter la cessation des hostilités entre les protagonistes. Par ailleurs, bien que la Russie ait donné son aval à l’opération « Bouclier de l’Euphrate », toute sa stratégie consistait désormais à bloquer la poursuite de l’intervention turque vers le sud et la ville de Rakka, « capitale » proclamée de l’OEI, en écartant par là le risque d’un affrontement turco-kurde (7).
Entre-temps, le gouvernement turc n’a cessé d’affirmer sa sympathie pour le changement survenu outre-Atlantique. Les premiers contacts avec M. Trump n’ont pourtant pas débouché sur des résultats tangibles en ce qui concerne l’extradition de M. Gülen ou la rupture des relations américaines avec le PYD. En vue d’une offensive contre Rakka, Ankara a essayé de persuader Washington de lâcher les Kurdes syriens pour leur préférer les rebelles qu’il soutient. Or il semble bien que l’épisode de la prise laborieuse la ville d’Al-Bab (8) par ces derniers n’ait pas convaincu l’administration américaine de l’efficacité de cette option, de surcroît compromise au sud par la jonction entre les troupes de Damas et celles du PYD, favorisée par Moscou.
Quoi qu’il en soit, les États-Unis restent attachés au rôle que les Forces démocratiques syriennes (une alliance du PYD avec d’autres forces rebelles syriennes « laïques ») pourraient jouer lors de l’offensive finale contre l’OEI (9). Dans cette perspective, il est probable que, comme leurs prédécesseurs, les nouveaux dirigeants américains s’emploieront à concilier les ambitions parfois antagonistes de leurs alliés (Kurdes, Turcs et ASL), tout en évitant leur confrontation avec les forces du régime syrien soutenues par la Russie.
Pour sa part, au moment où l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) semble appelée à survivre au changement politique à Washington et où le processus d’Astana a montré ses limites, la Turquie pourra difficilement continuer à valoriser sa relation avec son voisin russe pour faire pression sur son allié américain, comme elle a pu le faire à la fin du mandat de M. Obama. Une convergence russo-américaine en Syrie risquerait même de conforter l’autonomie des Kurdes du PYD. Loin d’être un atout, cette relation conjointe avec Moscou et Washington pourrait devenir un fardeau pour Ankara (10). Cela en attendant de savoir si la brouille récente entre la Turquie et certains de ses partenaires européens, dont l’Allemagne, aura des répercussions sur le long terme.
Jean Marcou
Professeur à Sciences Po Grenoble, responsable du master Méditerranée - Moyen-Orient, chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul.  
 
(1) Cf. Sami Kohen, « “Daha çok dost, daha az düᶊman ” nasil olacak ? » (« Comment comprendre “Plus d’amis, moins d’ennemis ” ? »), Milliyet, Istanbul, 27 mai 2016.
(2) Lire Selahattin Demirtaᶊ, « L’homme qui se prend pour un sultan », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
(3) Lire Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, « Ankara et Téhéran, alliés ou concurrents ? », Le Monde diplomatique, janvier 2017.
(4) Lire Bachir El-Khoury, « Qui sont les rebelles syriens ? », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
(5) Lire Jacques Lévesque, « Quitte ou double de la Russie à Alep », Le Monde diplomatique, novembre 2016.
(6) Interview accordée à la chaîne de télévision Haberturk, 25 juillet 2016.
(7) Cf. Murat Yetkin, « Kurdish autonomy in Syria via Russian hands ? », Hürriyet Daily News, Istanbul, 4 mars 2017.
(8) Cf. Cengiz Çandar, « What’s really happening in Syria’s Al-Bab ? », Al-Monitor, Washington, DC, 21 février 2017.
(9) Amberin Zaman, « Turkey, Kurds project confidence as Pentagon plans next Syria moves », Al-Monitor, 23 février 2017.
(10) Cf. Cengiz Çandar, « Erdoğan caught between Trump, Putin in Syria war », Al-Monitor, 13 février 2017.

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