1. Qatar - Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec "Al-Jazeera" (Doha, 27/03/2022)
Q - Au forum intitulé transformation vers une nouvelle ère, pensez-vous, Monsieur le Ministre, que les pays peuvent véritablement participer efficacement et de façon dynamique à cette transformation, à cette transition vers une nouvelle ère ?
R - D'abord, je voudrais souligner l'importance et la force que représente ce forum de Doha, souligner la place, l'agilité, la réactivité, la créativité qu'a aujourd'hui la diplomatie du Qatar, non seulement dans la région, mais dans le monde, et ce forum en est la traduction très concrète, très visible ; souligner aussi le fait que les efforts, qui sont déployés à la fois par Son Altesse l'Emir Tamim et Cheikh Mohamed, mon collègue ministre des affaires étrangères, pour la paix, dans toutes les circonstances, et pour aussi éviter des souffrances à des populations, sont considérables. Je l'ai moi-même testé, lorsqu'il y a eu la crise afghane où je suis venu ici recueillir avec Cheikh Mohamed les ressortissants français qui venaient d'Afghanistan et aussi des Afghans qui étaient en insécurité dans leur pays. Je voudrais saluer ces efforts qui sont importants, comme ils ont été importants, comme ils sont importants dans la volonté de retrouver l'accord avec l'Iran, comme ils sont importants dans les négociations qui sont en cours aujourd'hui, ici, à Doha, pour la solution politique au Tchad. Il y a une diplomatie du Qatar qui marche, qui fonctionne et à laquelle je veux rendre hommage.
Sur le reste de votre question, nous sommes devant une contradiction, avec à la fois des enjeux internationaux, que vous avez soulevés, qui sont des enjeux mondiaux, qui ne peuvent se résoudre qu'au niveau de la communauté internationale, que ce soit l'enjeu climatique, que ce soit la révolution numérique, les règles que nous devons avoir à cet égard, que ce soit le développement partagé de l'ensemble des pays du monde pour lutter contre les inégalités de développement, que ce soit les enjeux de la sécurité alimentaire, oui, on devrait normalement tous pouvoir travailler ensemble sur des enjeux qui nous sont communs, pour nos bien communs, et alors que c'est ça, normalement, le rendez-vous du XXIème siècle, dans la réalité, on constate une brutalisation des rapports, une conflictualité de plus en plus forte, avec des drames, des tragédies, comme celle que nous vivons aujourd'hui en Ukraine.
Et donc, il faut que ceux que j'appelle les puissances de bonne volonté puissent essayer de relever ce défi en donnant au multilatéralisme toute sa force, et en faisant en sorte qu'il y ait des règles qui s'appliquent. Ce sont les règles de la souveraineté, ce sont les règles de l'intégrité des pays, le respect de leurs frontières, le refus de la violence, le respect du droit international, c'est aussi par exemple sur la situation au Proche Orient, le respect des résolutions du Conseil de sécurité, concernant Israël et la Palestine. Tout cela fait partie du même ensemble : il faut revenir aux règles, partagées au niveau de la communauté internationale, c'est ce à quoi la France travaille. Le Président Macron est très engagé sur tout cela, et c'est ce à quoi aussi travaille, je crois, la diplomatie du Qatar.
Q - Effectivement, vous mentionnez la guerre en Ukraine. Cette crise, cette guerre russe en Ukraine a été le principal thème qui a été abordé lors de ce forum. Elle a des répercussions très graves sur l'Europe. Comment la France voit-elle les conséquences de cette guerre ?
R - Les conséquences sont d'abord dramatiques pour le peuple ukrainien. Il y a un agresseur et une victime. L'agresseur, c'est la Russie, la victime, c'est le peuple ukrainien, ce sont les Ukrainiennes et les Ukrainiens qui souffrent, dans leur vie, dans leur combat, et qui aujourd'hui traversent une véritable tragédie; et c'est ce à quoi il faut mettre fin. Ce qui se passe aujourd'hui à Marioupol, c'est le renouvellement de ce qu'on a vécu à Alep, avec toutes les souffrances et les drames qui s'ensuivent. Donc il importe qu'un cessez-le-feu puisse avoir lieu, parce que certes, il y a des sujets sur lesquels il faut parler. Entre les Russes et les Ukrainiens, il y a le sujet de neutralité de l'Ukraine, sur laquelle le Président Zelensky a déjà fait des ouvertures. Il y a le problème de la garantie de sécurité de l'Ukraine, il y a la question du niveau de militarisation de ce pays, la question des territoires, que ce soit l'autonomie des territoires comme Louhansk ou Donetsk, ou la question de la Crimée. Tout cela peut se discuter, mais on ne discute pas avec un revolver sur la tempe. Et donc, il faut trouver les chemins du cessez-le-feu pour arrêter les souffrances d'un peuple qui se bat pour son identité, pour sa souveraineté, pour son autonomie, et faire en sorte que l'on puisse se remettre à parler, c'est pour cela que le Président Macron veut garder le lien, le canal de communication avec le Président Poutine, pour faire en sorte qu'on puisse aujourd'hui aborder autrement que par la guerre cette question. Il faut que nous empêchions la guerre, sans faire la guerre, c'est ça notre objectif.
Q - Le canal de contact de communication que le Président Macron veut préserver avec la Russie pour parvenir à un cessez-le-feu, comment est-ce que ce contact apparaît de façon claire et tangible ? Et quelles sont les limites du rôle de la France aujourd'hui ?
R - Le rôle de la France n'est pas de régler la question entre la Russie et l'Ukraine. Il faut que la Russie et l'Ukraine règlent la question ensemble, avec des arbitrages et avec, aussi, des garanties internationales qui protègeront ces accords. Mais il faut d'abord qu'ils se parlent ! Parce qu'on sait les sujets sur lesquels il faut parler, je les ai évoqués il y a un instant. Pour se parler, il faut qu'on puisse se mettre autour d'une table, et que l'agression s'arrête. Et pour que l'agression s'arrête, il faut d'abord arrêter le feu. Et c'est ce que dit aujourd'hui de manière régulière et répétée le Président Macron. Il le fait parce qu'il est le Président de la France et que la France est membre du Conseil de sécurité, parce que la France aujourd'hui préside l'Union européenne, parce que la France a eu avec la Russie, de tout temps, une relation assez forte. Et c'est au nom de cela qu'il dit au Président Poutine : "arrêtez le feu, arrêtez les souffrances, et faites en sorte que l'on puisse se parler pour aboutir à des résultats. Faisons ensemble l'inventaire des sujets de difficulté, mais on ne le fait pas sous les bombes."
Q - La Russie a des obsessions de l'extension de l'OTAN. La Russie a des craintes en matière de sécurité. Elle en a beaucoup parlé ; malgré cela, la Russie n'a pas été entendue. Les Russes se sont dit "nous sommes allés à la guerre parce qu'on nous a pas entendus". Maintenant que la guerre a éclaté et qu'on entend le son des bombes, comment peut-on briser cette barrière, comment une partie peut-elle entendre l'autre partie ? Parce que la Russie dit qu'elle n'est pas en train de se battre contre les Ukrainiens, mais elle s'oppose à l'expansion occidentale en direction de ses frontières.
R - La Russie se bat aujourd'hui contre l'Ukraine. C'est une réalité physique, dramatique. Elle a pénétré en Ukraine ; c'est une invasion, c'est une agression contre un pays autonome, indépendant. Ça, c'est la réalité.
L'OTAN ne se bat pas contre la Russie, la France ne se bat pas contre la Russie, l'Union européenne ne se bat pas contre la Russie. C'est la Russie qui se bat contre l'Ukraine. Il faut ramener les choses là où elles sont.
Et, en ce qui concerne l'OTAN, il est clair depuis tout le temps que l'Alliance atlantique est une alliance défensive ; qu'il n'a jamais été envisagé une agression de quelque nature que ce soit de l'OTAN contre un autre pays. C'est uniquement pour se protéger ! Alors, si la Russie estime qu'elle a besoin de garanties de stabilité dans son environnement, nous avons dit que nous étions prêts à discuter de cela aussi. Mais avant de discuter de cela aussi, il faut commencer par poser la question ukrainienne. Et je constate que le Président Zelensky a fait des ouvertures dans ce domaine-là. Que le Président Poutine les saisisse. Et qu'on puisse parler précisément de ces ouvertures, y compris du concept de neutralité de l'Ukraine.
Q - La France a souvent proposé, et peut-être ces dernières années, l'année dernière précisément, en 2021, la France a proposé l'idée d'une autonomie européenne par rapport aux Etats-Unis, notamment en matière de sécurité, en particulier après cette crise des sous-marins. L'Union européenne parlait d'une défense européenne. Aujourd'hui, avec la situation actuelle et ce retour de l'OTAN, entre l'Europe et les Etats-Unis, à quel point est-ce que ce sujet est encore à l'ordre du jour dans la politique française ?
R - Vous savez, ce qu'a réussi indirectement le Président Poutine dans cette crise depuis un mois, c'est de renforcer l'unité des Européens, et de faire prendre conscience aux Européens qu'ils avaient une force entre eux, que l'Europe était une puissance. La réaction des Européens a été une réaction d'unité, de fermeté, de rapidité, qui sont toutes impressionnantes, dans la volonté de l'affirmation de l'unité européenne, mais aussi de la souveraineté européenne.
L'Europe est forte, elle le dit, elle le montre, elle l'a montré. Je pense que le Président Poutine devait imaginer que l'Europe allait être divisée ; qu'il y avait des intérêts divergents ; qu'il y avait quelques fragilités. Or, la réponse européenne a été d'une très grande force, y compris de dire : nous voulons acquérir et nous allons acquérir notre autonomie énergétique. Nous n'allons pas dépendre d'autres pour assurer notre propre sécurité énergétique ; mais aussi notre sécurité de défense, certes dans l'Alliance atlantique, mais en en marquant dans l'Alliance atlantique notre propre identité, notre propre souveraineté, nos propres capacités pour assurer notre propre autonomie stratégique.
C'est une évolution considérable qui s'est faite en un mois, sous la pression des événements, et en fait, indirectement, sous la pression du Président Poutine qui manifestement ne s'attendait pas à ce résultat-là.
Q - Comment la France va-t-elle traiter ce défi qui est apparu en une année charnière pour le président Macron ? Il s'agit d'une année électorale. Quelles seront les conséquences de ce mouvement de réfugiés, en direction de l'Europe, l'augmentation des prix de l'énergie, et également les troubles dans la rue peut-être ?
R - Il faut accueillir les réfugiés. Dans la période dans laquelle nous sommes, c'est un devoir de solidarité, dont d'ailleurs les Européens font preuve. Il y a aujourd'hui 3,5 millions de réfugiés ukrainiens en Europe. Il y en aura sans doute d'autres, si la guerre se poursuit malheureusement. Et nous avons donné à ces réfugiés un statut qui leur permet d'attendre de pouvoir revenir chez eux, dans nos différents pays. Donc, nous sommes au rendez-vous de la solidarité. Et cela n'entraîne pas de perturbation particulière en Europe, au contraire. Cela a entrainé un fort mouvement de solidarité de la part des Européens à l'égard des Ukrainiens.
Il y a la question de l'énergie, je l'ai évoquée. Il se trouve qu'en France il y a en même temps une campagne électorale qui doit se dérouler. Elle doit se dérouler dans les meilleures conditions, parce qu'en réalité, ce qui est remis en cause, aussi, en Ukraine, c'est la démocratie ukrainienne. Et une bonne façon de répondre à ce défi, c'est d'affirmer la force de la démocratie en Europe et singulièrement, au moment des élections, la force de la démocratie française.
Q - Dans cette discussion, nous ne pouvons pas ignorer le dossier nucléaire iranien. Et dans le cadre de l'Europe, les Européens disent que nous sommes très proches de la réactivation de l'accord nucléaire avec l'Iran. À votre avis, comment est-ce que la solution du dossier iranien va-t-elle affecter les autres questions ?
R - D'abord, les Européens ont tenu la maison depuis le retrait américain de l'accord sur le nucléaire iranien, le retrait en 2018. Nous avons tenu la maison, nous avons permis le maintien de cet accord qui est essentiel. Et aujourd'hui que les Etats-Unis veulent revenir dans le jeu, et c'est une bonne chose, nous avons été, je crois, à l'initiative pour aboutir aujourd'hui à ce qui est presque un accord : à la fois sur les sanctions et à la fois sur la non-prolifération. Sur l'échange entre le renoncement aux sanctions et la non-prolifération. Les différentes parties sont aujourd'hui quasiment d'accord sur tout. Et je pense qu'il serait vraiment dommageable que les petits points de divergence qui existent encore nous empêchent d'arriver à un accord.
Parce que cet accord permet quoi ? Il permet d'abord la stabilité dans la région. Ça ne règle pas tous les problèmes de stabilité de la région, mais cela permet une respiration très forte, et cela permet de réunir les conditions pour que la stabilité régionale soit respectée et renforcée. Et puis, cela permet aussi au niveau des enjeux énergétiques mondiaux un apaisement qu'il nous faut mettre en oeuvre. Tout cela, cela ne peut être que du positif. Donc il reste quelques efforts encore à faire, et je souhaite vraiment que tous ceux qui sont partie prenante ou qui peuvent avoir de l'influence pour que l'on passe cette dernière étape, doivent se mobiliser pour le faire maintenant.
Q - A votre avis, est-ce que l'accord est proche ?
R - Oui, l'accord peut se faire très rapidement.
Q - Quels sont les obstacles qui, à votre avis, vont être dépassés extrêmement rapidement ?
R - Il y a une bonne partie des sujets qui ont été dépassés, que j'ai indiqués tout à l'heure, à la fois sur la manière dont les sanctions peuvent se retirer et la manière dont le renoncement à l'arme nucléaire peut s'affirmer et se vérifier. Et puis, il reste quelques aspects distincts qui concernent la relation entre les Etats-Unis et l'Iran et qui, je l'espère, pourront être réglés dans les plus brefs délais.
Q - Dans le dossier des sanctions qui ont été imposées à la Russie, ce sont des sanctions historiques, jamais vues par le passé. Elles ont un impact pas seulement sur les Russes, mais aussi sur les Européens. Est-ce qu'il y a un moyen pour discuter, par exemple, pour discuter par exemple, de revoir les sanctions qui ont été imposées par l'Occident à la Russie en cas de cessez-le-feu ?
R - Cela fait partie de la négociation. Je ne vais pas anticiper sur un processus qui n'a pas commencé. Le sujet des sanctions, c'est de montrer au Président Poutine que le coût à payer pour la Russie dans cette invasion, cette agression de l'Ukraine est tel que cela ne vaut pas le coût de poursuivre. Et qu'il est préférable pour le Président Poutine de rentrer dans la négociation. Alors, quand on va négocier, tout peut être mis sur la table progressivement, mais il faut d'abord un cessez-le-feu, puis passer les différents sujets que j'ai évoqués avec vous, à la conversation avec les Ukrainiens, à la garantie avec la communauté internationale. C'est un long chemin sur lequel tout peut être discuté. Mais il faut commencer par un bout./.
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