Jean-Dominique Giuliani
La grande bascule
Le XXIe siècle européen
Introduction
Pour ne pas
se tromper sur l’Europe…
Des paysages politiques bouleversés, un retour
des nationalismes, une parole politique et des manifestations plus violentes…
Qu’arrive-t-il à l’Europe ? Les mêmes maux qu’à toutes les démocraties
libérales : repli national, colère des citoyens envers leurs dirigeants, accusés
d’inefficacité, succès des démagogues qui récupèrent leurs craintes légitimes
et accèdent aux affaires, ou pèsent de plus en plus sur les débats. Le
gouvernement des hommes n’a jamais été aussi compliqué du fait de
l’interdépendance entre les nations et les sujets à traiter. L’immigration est
ainsi devenue partout le cri de ralliement des nouveaux nationalistes alors
qu’un pays seul ne saurait inverser la tendance à la mobilité des personnes,
qui a atteint le record mondial de 245 millions de personnes vivant sur une
terre où elles ne sont pas nées. Et il en va de même pour les politiques
économiques ou environnementales. Les citoyens doutent de leurs gouvernants, de
leur honnêteté, de leurs compétences, de leur efficacité.
Les régimes
non démocratiques en profitent pour expliquer que leurs modèles autocratiques
sont bien plus performants : le très rapide rattrapage de la Chine attesterait
ainsi de l’efficacité d’un pays où la liberté passe après bien d’autres
priorités. « L’efficacité plutôt que les libertés », voilà comment l’on
conteste l’universalité des valeurs dites « occidentales » et prédit leur déclin.
Or, ces valeurs sont celles des Lumières, qui ont fait de la liberté
individuelle l’alpha et l’oméga de la démocratie et de la doctrine sociale de
l’église, ayant fait de l’épanouissement de la personne la priorité de toute
organisation politique. L’Europe en est la mère. Elle a donc bien des ennemis.
Plus
vulnérable que d’autres, édifice audacieux et inachevé, elle s’est construite
par le droit, pour les droits individuels et collectifs mais aussi pour le
respect strict du droit dans les rapports entre États. Or, les relations
internationales, relativement régulées depuis la fin du second conflit mondial,
sont bousculées par le retour des rapports de force et du fait accompli, de la
Crimée à la mer de Chine jusqu’aux brutaux dérapages américains. La force a
plus d’adeptes que le droit.
Le modèle
choisi par les Européens n’est pas celui là. Il organise le rapprochement
progressif et volontaire des peuples du continent par l’économie et le
croisement des intérêts en vue de l’addition de leurs forces. S’ils se divisent
souvent et ne sont pas épargnés par un violent retour des nationalismes – qu’il
ne suffit pas d’appeler populismes –, ils semblent attachés à ces avancées qui
13 ont pacifié le continent et ceux qui les remettent en cause sont
systématiquement désavoués ou limités dans leurs excès, même lorsqu’ils ont
gagné dans les urnes. Ce fut le cas en Grèce, au cœur de la crise des dettes et
lorsque les Européens lui ont imposé une véritable cure de désintoxication
particulièrement douloureuse sur le plan social. Ce fut aussi le cas en Italie
en 2018, où une coalition antisystème, qui se voulait eurosceptique en
campagne, s’est bien gardée, une fois aux affaires, de remettre en cause
l’appartenance de son pays à l’euro et à l’Union européenne qu’elle avait promise
à ses électeurs.
Poussés par
la France et son président, les débats européens portent désormais sur
l’autonomie nécessaire de l’Europe, c’est-à-dire sa souveraineté collective et
sa place dans la dangereuse course à l’hégémonie à laquelle se livrent les
États-Unis et la Chine. Son objectif doit être de rester dans le trio de tête.
Elle en a les moyens.
Il est vrai
que les opinions sont impatientes parce que l’Europe est lente et lointaine.
Les Européens souhaitent une Europe plus efficace et leurs dirigeants
pourraient faire montre de plus d’audace en mettant davantage en commun leurs
moyens pour maîtriser les flux migratoires et mieux garantir la sécurité du
continent.
Mais ils ont toutes les raisons d’éprouver de
la fierté envers cet ensemble politique inédit qu’ils ont pris le risque de
construire. Il pourrait rester la seule véritable incarnation d’un modèle de
société bâti pour l’individu, sa protection et son épanouissement dans des
solidarités librement acceptées. 14
Pour cette
raison, un m 15 semble marquer un temps d’arrêt politique.
La carte du
monde pourrait en être redessinée. Car c’est bien à une grande bascule que nous
assistons.
L’émergence
d’un grand nombre de nations tire de la misère des milliards de personnes ;
l’usage de la force ne permet plus de gagner les conflits ; jamais les femmes
et les hommes n’ont été aussi mobiles ; l’étirement géographique des chaînes de
valeur a peut-être atteint ses limites ; les pays les plus développés ne font
plus d’enfants ; il n’y a jamais eu autant de liquidités financières
disponibles et autant de besoins publics et privés non satisfaits. Les
inégalités sont devenues insupportables aux opinions, même lorsqu’elles se sont
réduites comme en Europe. Autant de faits qui laissent à penser que nous avons
réellement changé de monde et d’époque. Et si depuis longtemps la planète n’a
connu aussi peu de conflits, le sentiment général est qu’elle en prépare de
nombreux. En résulte une contestation du modèle démocratique que nous
souhaitons universel, au profit d’un « illibéralisme » autoritaire, dont le
nombre de partisans s’accroît. L’autocratie gagne du terrain. Le
multilatéralisme et le libre-échange sont remis en cause par un repli national,
voire local. La politique traditionnelle est rejetée au profit des extrêmes et
du nationalisme.
Une nouvelle ère s’ouvre donc pour l’Europe,
qui incarne si bien le vieux monde et de nouveaux défis lui imposent une vraie
révolution. Pour beaucoup, l’Europe incarne largement le modèle à abattre. Elle
avait des 16 rivaux, elle compte désormais de vrais ennemis. Le plus petit
continent du monde par la géographie a jusqu’ici profité très largement de
l’accroissement des échanges et affiche les meilleures performances pour
l’amélioration des conditions de vie de ses habitants : démocratie, état de
droit, solidarité, protections multiples, santé, confort, autant de succès,
finalement improbables il y a encore 70 ans. Pour simplement les défendre, de
nouveaux combats seront nécessaires. Il en va de la place et du rôle dans le
monde de ce continent béni des dieux. Bien plus, il y joue sa survie.
Dans la course au leadership mondial, il ne
lui est pas nécessaire de prétendre au premier rang. Il lui suffit de s’assurer
qu’elle demeure dans le trio de tête. Et c’est bien cela qui se joue désormais.
La Chine concourt pour la première place, les États-Unis luttent pour la
garder, l’Europe, elle, est assurée, tant qu’elle demeure unie, d’afficher
encore des résultats qui la rendent incontournable. Premier PIB de la planète,
championne inégalée du commerce, il ne lui manque plus que les attributs
assumés de la puissance. Elle doit désormais, pour sa sécurité, sa diplomatie,
son commerce, son économie, agir par et pour elle-même. On sait que, pour elle,
c’est une difficulté essentielle. En apprenant à se défendre, elle apprend à
combattre. C’est ce qui lui est nécessaire. Se battre pour ses valeurs, pour
ses intérêts, son modèle et sa vision du monde, pour son propre compte. Elle
doit se penser autonome et indépendante avec tout ce qu’il en résulte d’efforts
de défense, de protections, de projection.
Beaucoup de
chemin reste à parcourir pour convaincre les Européens, longtemps endormis sous
l’aile de leur grand allié, qu’il n’y a pas meilleur allié que soi-même. Pour
cela il faut savoir s’aimer soi-même. Il faut être fier de ce qu’on a fait, de
ce qu’on entreprend et de ce qu’on veut. « Europa first » ? Un grand chantier !
Une grande bascule.
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