Tuesday, April 2, 2019

Fondation Robert Schuman : Quelle nouvelle Europe?


Europe et sociétés
Question d'Europe n°509

Quelle nouvelle Europe ?

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01/04/2019
2019 est l'année du renouvellement des principales institutions européennes, à commencer par les élections au Parlement européen du mois de mai. Marquera-t-elle une nouvelle ère européenne ? Le contexte international, les difficultés politiques internes de l'Union et de ses États membres pourraient dessiner une nouvelle Europe, laissant entrevoir des évolutions surprenantes[1].

Le contexte international



Le contexte international et l'évolution intérieure de plusieurs partenaires importants de l'Europe plaident pour un renforcement de l'Union européenne, son affirmation sur la scène internationale, la défense et la promotion de ses propres intérêts.

Avant même leur engagement en faveur du multilatéralisme, du dialogue et des organisations internationales, les Européens découvrent la brutalité du monde réel. Donald Trump y aura beaucoup contribué, après Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan et Xi Jinping.

Le premier a exprimé, à sa manière inimitable, une tendance profonde de l'Amérique au repli sur elle-même et sa lassitude à exercer la fonction de "gendarme du monde". Les expériences de l'Afghanistan et de l'Irak semblent avoir convaincu les dirigeants américains, malgré leurs exceptionnels moyens militaires, qu'aucun conflit ne saurait être gagné dans la durée par le seul usage de la force armée.

Le révisionnisme pathétique du deuxième, ancré dans la nostalgie d'une Russie qui n'en a plus les moyens, le conduit à une agressivité à l'extérieur et des postures impérialistes dignes du XIXe siècle. Attaquer l'Ukraine et armer des séparatistes à ses frontières était le plus sûr moyen de se faire un ennemi durable de cet État dont l'histoire est profondément liée à la Russie. C'était surtout couper les ponts avec l'Europe, pourtant bien convaincue, malgré les Américains, de son intérêt à tisser des liens de coopération durables avec elle.

OPPORTUNITÉS



Le troisième a finalement tombé le masque et s'est révélé le dirigeant autoritaire qu'il a toujours été, purgeant son armée et son administration et poursuivant une diplomatie déstabilisatrice à l'égard de ses voisins, avec lesquels il est fâché, de ses alliés, qui le supportent de moins en moins, et de ses partenaires pour lesquels il sent désormais le soufre de l'atteinte aux droits de l'Homme et de l'agenda islamique caché.

Enfin, le quatrième a révélé une face jusqu'ici méconnue des ambitions chinoises. Elles sont militaires, économiques et globales. Les voisins de la Chine sont piétinés et inquiets ; l'Empire s'empare de ses confins maritimes au mépris du droit international, développe une stratégie de conquête des marchés et des voies commerciales avec "les routes de la soie", en Afrique, en Asie centrale et jusqu'au cœur de l'Europe, avec des financements généreux et mystérieux, aux objectifs technologiques et stratégiques précis.

Par ailleurs, l'évolution intérieure de ces "grands" États traduit une crise profonde de la démocratie représentative et une attirance nouvelle pour les régimes autocratiques.

L'élection-surprise de Donald Trump, signe de la révolte des classes moyennes américaines, ne fut que le prélude à d'autres mouvements de même nature au sein des démocraties. La mondialisation poussée à l'extrême a coûté très cher à l'Américain moyen et la révolution technologique a accru des inégalités déjà criantes. Elle a diffusé chez les citoyens de toutes les riches démocraties, l'angoisse d'un vertige devant le cours du monde.

Le président russe, de son côté, n'a pas cru avoir d'autre choix pour gouverner durablement son pays que de renforcer le contrôle sur sa population, limiter la liberté d'expression et accroître son emprise sur une terre peu familière des expériences démocratiques.

Poursuivant sa transformation de la vie politique turque, Recep Erdogan, désormais président aux pouvoirs renforcés, estime pouvoir surmonter les difficultés économiques et les aspirations démocratiques d'une société largement pro-occidentale, en jouant la carte des confréries, puis l'identité islamique, mettant ses pas dans la symbolique ottomane, parfois jusqu'à la caricature de ses attributs extérieurs.

Les succès économiques du parti communiste chinois ont certainement renforcé ceux qui estimaient nécessaire la verticalité d'un pouvoir fort pour assurer l'unité de pays à taille continentale, ou légitimé ceux qui en avaient besoin pour assurer leur maintien aux affaires.

Le continent européen n'a pas été épargné par cette vague.

En Europe aussi, populismes et crise de la représentation



La carte de l'Europe politique a été bouleversée en quelques années. Les élections de 2015 en Pologne, l'évolution de la Hongrie, de la République tchèque et de la Slovaquie avaient marqué les premiers succès du populisme en Europe, que la poussée des partis d'extrême-droite, aux Pays-Bas et en France, laissait entrevoir. Le référendum sur le Brexit, victoire d'une coalition hétéroclite de contestataires désireux avant tout de détruire un système politique qui ne leur convenait plus mais sans projet alternatif réel, porte à son paroxysme l'agrégation des comportements populistes et de l'euroscepticisme. Puis vinrent une succession de victoires de partis plus ou moins extrémistes, "antisystème" avant tout, eurosceptiques en campagne électorale ; puis plus pragmatiques une fois aux affaires. Ce fut le cas en Autriche et en Italie. Partout, au sein de l'Union, et désormais aussi en Allemagne, en Suède, en Finlande ou en Espagne, des partis d'extrême-droite progressent comme en France, qui présente la particularité d'avoir vu l'extrême-gauche entrer aussi au Parlement en 2017.

Ces évolutions sont manifestement le résultat d'une conjonction de facteurs. Parmi ceux-ci, les effets de la globalisation sur l'économie s'ajoutent à la diffusion la plus large de technologies disponibles de manière quasi immédiate, fruits d'avancées scientifiques incroyablement rapides. Le malaise des peuples s'exprime à travers de nouveaux canaux de communication, dont l'usage est démocratisé ; il pousse au repli individuel et transforme profondément la relation des citoyens aux institutions démocratiques jusqu'ici les plus acceptées.

Dans ce nouveau maelström, l'unification européenne en construction permanente pâtit de son inachèvement, de sa complexité et de son caractère trop diplomatique. Les politiques européennes affectent désormais des éléments de la politique intérieure des États membres qui relèvent de leur souveraineté. Le passage à une véritable Union politique de l'Europe semble trop difficile à des classes politiques déjà affaiblies par une crise de la représentation. L'euroscepticisme, la critique des institutions communes, voire l'insatisfaction envers une dimension européenne trop lente à réagir, souvent technique voire technocratique, nourrissent des slogans anti-européens de plus en plus forts. Dans le même temps, les opinions publiques nationales considèrent la construction européenne comme un acquis (68 % des Européens et 64 % des Français, estiment que leur pays bénéficie de son appartenance à l'Union)[2] et imposent même à leurs élites politiques des limites à leurs critiques, comme en Italie, en Pologne, en Hongrie ou en Grèce. Pourtant les frustrations à son endroit s'accroissent partout et les démagogues à l'œuvre s'en donnent à cœur joie, accréditant la thèse que l'idée européenne a vécu, a échoué ou doit être réinventée. Cette mauvaise analyse ne tient pas compte de l'extraordinaire réussite de l'unification européenne au regard de ses objectifs et de l'histoire du continent. Le mouvement lancé par Robert Schuman en 1950 a réussi au-delà des plus folles espérances de ses initiateurs.

En revanche, un consensus se forme sur l'idée qu'il ne pourra plus progresser comme avant et que la gouvernance de l'Union doit être profondément réformée.

Il y a une véritable différence à démarrer un nouveau projet à partir d'une réussite qu'à vouloir le relancer après un échec. L'Europe de demain doit s'imaginer à partir d'un succès.

La gouvernance de l'Union en question



L'Union européenne est conduite sur le mode diplomatique. Ses États membres considèrent que leur appartenance à l'Europe constituée est un engagement fondamental de leur diplomatie. En cela, ils ont raison. Pour autant, ce que les États signataires des traités ont construit ensemble dépasse les relations habituelles entre nations. Et quelle que soit la qualité des diplomates en Europe, il appartient aux responsables politiques d'assumer cette appartenance dans la conduite quotidienne de leurs actions. Force est de reconnaître que ce n'est pas toujours le cas et que souvent les décisions européennes sont traitées sur le mode diplomatique alors qu'elles relèvent de l'ordre de la politique intérieure.

Les institutions communes, pour leur part, donnent parfois l'impression de fonctionner en roue libre. Elles ont, en effet, leur propre logique. Chargée d'appliquer les traités, elles sont tenues à leur strict respect et privilégient ainsi le droit sur toute autre considération. Elles entretiennent parfois des rapports de rivalité, voire poursuivent des stratégies de pouvoir, qui mériteraient d'être contenues. La Commission, le Parlement et le Conseil, représentant les États membres, sont lancés dans une perpétuelle conquête de nouvelles prérogatives, qui nuit quelque peu à leur efficacité et, forcément, à la compréhension de leur action par les citoyens. Ces perceptions de technocratie et d'éloignement sont renforcées du fait que les administrations nationales sont, la plupart du temps, chargées de mettre en œuvre les décisions prises au niveau européen. La dissociation entre administrations qui conçoivent certaines règles et celles qui les appliquent est à la base de nombreux malentendus, d'autant plus qu'il faut les transposer, comme c'est le cas pour les directives.

L'accumulation de ces caractéristiques constitue le cocktail des reproches faits à la dimension européenne. Il est peut-être temps de s'interroger en dehors des certitudes habituelles, sur la gouvernance des institutions communes !

Quelle est la part de règlementation européenne qui doit être d'application directe ? Comment mieux assurer le contrôle démocratique des décisions prises en commun ? Que doit-on réserver aux décisions des chefs d'État et de gouvernement ? Comment organiser les délibérations entre États membres de manière plus transparente ? Avons-nous encore besoin d'ambassadeurs entre nous et n'aurions-nous pas besoin plutôt de "ministres" ou de hauts fonctionnaires dépêchés, plus systématiquement et en plus grand nombre, chez nos partenaires les plus proches ?

La gouvernance de l'Union a besoin de plus de modernité, de davantage de transparence et surtout de raisonner enfin en termes d'objectifs et non de moyens.

Par exemple, le but d'atteindre une "autonomie stratégique" de l'Union, désormais partagé par tous les États membres, doit devenir manifestement une priorité. Cela ne passera pas d'abord par la modification de la méthode de décision en politique extérieure (de l'unanimité à la majorité), mais bien plutôt en premier lieu par la détermination d'objectifs et, vraisemblablement, par l'exemple de quelques-uns, agissant plus résolument, dans un esprit européen et d'ouverture à ceux qui veulent s'y joindre.

Cette curieuse méthode bruxelloise qui consiste à toujours se concentrer sur les moyens, perdant parfois de vue les objectifs, doit être abandonnée et, comme on le dit en France, il faut "remettre l'église au milieu du village", c'est-à-dire les choses en ordre !

L'Union, collectivement, doit se concentrer sur ses priorités. De ce point de vue, hommage doit être rendu à Jean-Claude Juncker pour l'avoir compris dès sa désignation en 2014 et avoir présenté un programme anticipant les défis communs. C'est ainsi qu'en matière de défense et de sécurité, l'Union a plus progressé que jamais. Désormais, le budget européen sera sollicité pour appuyer le nécessaire effort de réarmement que les États européens doivent produire. En matière d'investissement, des innovations importantes sont dues au président de la Commission européenne. Son "plan d'investissement" a aidé l'économie européenne et s'est révélé bien utile[3]. Nombre d'autres domaines pourraient être évoqués - la politique commerciale, la protection des données individuelles, les travailleurs détachés, les droits d'auteur, etc. - pour lesquels la Commission européenne a su changer son approche, se montrer plus à l'écoute des citoyens et, finalement, abandonner des dogmes qui avaient trop longtemps pesé sur la philosophie de son action.

Cela ne saurait suffire au rebond européen attendu, qui doit donner aux citoyens une fierté d'appartenance à cet ensemble politique inédit. L'Union européenne doit maintenant changer d'agenda. Elle doit mettre en valeur ses réalisations et ses projets, les présenter aux citoyens d'une manière plus systématique et plus directe. Le citoyen, le contribuable et l'électeur européens doivent connaître ce que l'Europe leur apporte et les gouvernements des États membres seraient bien inspirés de se concentrer sur cette dimension, finalement très démocratique, de la politique européenne. Par exemple, et alors que 2019 marquera l'anniversaire des premiers pas de l'homme sur la Lune, n'est-il pas temps pour l'Europe d'y envoyer à son tour des missions qui démontreraient aux citoyens, plus concrètement que tout autre moyen, l'excellence de nos capacités spatiales, la qualité de nos réalisations communes et les succès de l'Agence spatiale européenne ? D'ailleurs celle-ci vient de signer avec ArianeGroup un contrat lui demandant d'en étudier la possibilité avant 2025. Car l'incarnation du projet européen doit trouver des illustrations tangibles accréditant la quête d'objectifs d'intérêt commun. Après avoir réussi à pacifier "le continent des guerres", à reconstruire les États européens qui avaient sombré deux fois en un siècle dans la guerre, permettre à l'Europe de compter dans le monde de demain est une exigence vitale. Entre les États-Unis et la Chine, il y a la place pour une troisième puissance, différente, mais qui revendique son autonomie de décision et, à terme, une véritable indépendance. C'est le principal défi européen. Est-il atteignable et à quelles conditions ?

Des changements et des surprises ?



A ce stade de développement, l'Union ne peut plus continuer à fonctionner comme par le passé, sauf, peu à peu, à perdre du terrain sur les puissances émergentes. Ce jugement fait désormais l'objet d'un consensus sur le continent. Cela ne saurait évidemment signifier qu'il "faut tout changer", comme l'affirment certains, mais cela exige un véritable effort de créativité pour imaginer la nouvelle Europe. Celle-ci doit à la fois garantir les acquis chèrement obtenus pendant 70 ans de construction, se projeter plus résolument dans l'avenir et, peut-être pour cela, briser quelques tabous.

Ce que les Européens ont construit doit être préservé. La paix et la stabilité sur le continent en font partie et il ne faut jamais les considérer comme acquis définitivement. Le corpus de traités est une protection particulièrement précieuse car il encadre les comportements des États dans un droit qu'ils ont accepté et qui les oblige à un certain comportement, coopératif, bienveillant, qui se veut constructif. Ce n'est pas si évident face aux tensions et pressions qui s'exercent sur les Européens, de l'intérieur comme de l'extérieur. Ces dernières années, en effet, la solidarité entre États membres a été autant mise à mal que la confiance collective dans le projet commun. Il est donc urgent de rétablir un haut degré de confiance entre Européens. Ce doit être une priorité absolue, quelles que soient les divergences et ce ne sera pas forcément facile. L'euro, la libre circulation, le marché unique, les efforts de coopération dans le domaine de la sécurité sont des éléments constitutifs de l'Europe telle qu'elle est, qu'il faut savoir ne pas remettre en cause, qu'il faut améliorer en permanence et dont il convient de faire des éléments de fierté pour les citoyens. Des efforts sont nécessaires, à n'en pas douter, dans cette direction.

Et d'ailleurs le dramatique feuilleton du Brexit est là pour le rappeler à tout un chacun.

Pour ne pas accroître les divisions entre États membres, il faut résolument refuser les provocations, les frustrations, voire les humiliations, que peuvent provoquer les combats politiques. Cela devrait permettre d'avancer des pro- positions pour l'avenir.

La priorité de l'Union européenne est maintenant d'assurer sa présence au plus haut niveau de responsabilité mondiale, parmi les deux ou trois principales puissances de la planète. Pour cela, elle doit valoriser ses performances économiques, sociales et juridiques en les dotant d'une diplomatie mondiale, appuyée sur un outil de défense crédible. Pour protéger son modèle et promouvoir ses valeurs, elle doit concentrer tous ses efforts sur cet objectif. C'est pour elle une révolution puisqu'elle a été bâtie par le droit contre l'esprit impérial, mais c'est un impératif catégorique face au retour, sur la scène internationale, du règne de la force par des puissances de nouveau hégémoniques. Déjà l'Union, sous l'empire de la nécessité, s'est dotée d'une politique commerciale plus réactive et plus musclée[4]. Elle est aussi plus agressive, comme en témoignent les accords commerciaux signés avec le Canada[5], Singapour[6], le Japon[7] ou le Vietnam[8]. Elle n'hésite pas à réagir face aux agressions ou aux manquements, par exemple envers la Chine, les États-Unis[9] ou d'autres États[10]. Elle apprend à se protéger des investissements "prédateurs", notamment ceux des pays émergents qui souhaitent s'accaparer à bon compte ses technologies[11]. Elle doit réviser sa politique de concurrence, comme l'affaire Siemens-Alstom l'a démontré au mois de janvier 2019[12].

Il est impératif aussi qu'elle s'équipe des instruments juridiques lui permettant de répliquer à l'extraterritorialité du droit américain, qui organise un véritable "racket" de ses grandes entreprises et limite l'indépendance de sa diplomatie et de sa politique commerciale. Des efforts ont été entrepris. Il faut aller plus loin dans l'autonomie et l'indépendance.

Progressivement, les Européens apprennent à user de leur pouvoir d'influence (Soft Power). Le règlement général sur la protection des données (RGPD[13]), entré en vigueur en 2018 au sein de l'Union, gagne en notoriété, s'étend, y compris aux États-Unis, parce qu'il correspond à une régulation légitime et démocratique, parce qu'il protège la vie privée de plus en plus mise à mal par la diffusion des technologies de communication et que les citoyens de tous les pays démocratiques appellent à adopter des comportements plus respectueux de leur personne. Alors qu'ils la refusaient, plusieurs élus du Congrès américain et des responsables des grandes entreprises de communication, à l'image de Tim Cook[14], patron d'Apple, réclament désormais une législation qui s'inspire de ce que l'Union européenne a mis en œuvre, parce que leurs clients l'exigent.

Dans plusieurs domaines, les Européens modèlent, par leur influence ou leur réglementation, les pratiques d'autres États, voire d'autres continents. Il est temps d'en faire un outil stratégique d'affirmation européenne, d'y travailler, d'apprendre à utiliser ces atouts à des fins politiques assumées. Ce devrait, notamment, être le cas pour l'aide au développement, dont l'Union, avec ses États membres est la première distributrice au monde (65 % de l'aide totale). Des efforts ont été faits pour la conditionner à certains résultats, par exemple dans la bande sahélienne où les trafics de migrants concernent directement le continent. Il faut organiser la révision générale de la politique de développement de l'Union qui consacre plus de 12 milliards € par an à de généreuses actions, de plus en plus critiquées et de moins en moins adaptées aux besoins de l'Afrique. Si elles sont souvent conditionnées à des résultats en matière de respect des droits de l'Homme, elles ne le sont pas encore suffisamment au respect des intérêts européens. Sur la scène mondiale, l'Europe, si fière de ses valeurs, doit aussi apprendre à défendre et promouvoir ses intérêts

Un besoin de "projection", plus que de "protection"



Derrière le slogan "pour une Europe qui protège", désormais mantra de la plupart des gouvernements, se cache en réalité la demande "d'une Europe qui existe" davantage sur le plan international, dotée d'une politique plus ferme envers ceux-ci qui s'en réclament "les ennemis"[15]. Plus que de protection, c'est de projection qu'ont besoin les Européens. Se projeter dans l'avenir en développant des politiques d'innovation dans les domaines scientifiques les plus avancés ; se projeter dans le monde en conditionnant la plupart des politiques européennes à cette seule priorité : peser sur la scène mondiale. Cela implique des progrès dans la politique de défense commune. Au cours de l'actuelle mandature (2014-2019), de nombreux obstacles semblent avoir été levés. Des crédits du budget européen ont été utilisés à des projets de coopération en matière d'armement[16] et un Fonds européen de défense[17]est créé, qui pourrait être doté de plus de 13 milliards €. Plusieurs projets de recherche de défense et de développement font l'objet de programmes conjoints dans le cadre d'une coopération structurée permanente[18] et, grâce à la volonté des États membres, dûment relayée par la Commission et le Parlement, les Européens ont un espoir de développer des capacités nouvelles (drones, avion de combat, matériels terrestres) qui leur soient propres. Ici, il faudra certainement, pour cette industrie spécifique, que l'Union accepte d'adopter, définitivement et clairement, le principe de la préférence européenne et de l'inscrire dans un traité.

Dans ce domaine de la sécurité et de la défense, la solidarité des Européens est plus forte que ne le laisse penser la trop lente construction de capacités communes. Lorsque la France invoque l'article 42.7 du Traité sur l'Union européenne[19], c'est-à-dire la clause de solidarité, le 17 novembre 2015 suite aux graves attentats survenus à Paris, tous les États membres y répondent immédiatement d'une manière ou d'une autre. Certains ont souhaité soulager les efforts de la France au Liban, d'autres au Mali et ont donné une réalité concrète à leur soutien en remplaçant nos troupes, déployant des soldats, mettant à disposition du matériel, etc. Il suffit d'imaginer un acte hostile sur le territoire ou aux frontières d'un État membre, pour comprendre que la solidarité européenne s'exercerait vraisemblablement de manière plus évidente encore et plus spectaculaire que ce qu'on peut penser. La problématique est plutôt celle du temps de paix et de l'intérêt de nos alliés américains à conserver une OTAN dont ils assurent la maîtrise. Longtemps favorables au développement d'un pilier européen de l'Alliance, mais veillant toujours à ce qu'il ne prenne pas corps, ils y semblent désormais hostiles, face aux souhaits d'indépendance de plusieurs gouvernements du continent. Un traité de sécurité et de gouvernance de l'Europe de la défense[20] serait certainement nécessaire pour assurer les bases juridiques des nouvelles coopérations en Europe, les financements de défense et leur gouvernance au sein de l'Union européenne, accréditant ainsi l'objectif d'autonomie stratégique de l'Union, notamment envers les États-Unis. Pour assurer leur indépendance, les Européens doivent accepter de changer de dépendance et choisir de dépendre les uns des autres plutôt que d'être tributaires de leur grand allié de plus en plus lointain.

Enfin, de nouveaux sujets se sont emparés de la scène européenne, qu'il sera désormais difficile d'éviter. La discussion de la directive sur les droits d'auteur, venant après l'adoption du RGPD et des projets d'e-Privacy, pose la question du modèle européen. Les Européens ne partagent pas majoritairement les conceptions qui découlent des usages des nouveaux médias, tels qu'ils sont de facto imposés par les géants de l'Internet. Ils ne partagent pas non plus nombre de comportements ou de règles que les Anglo-saxons ont diffusés de par le monde. La monétisation de toute activité humaine, la marchandisation de la culture sur les bases des règles du marché n'appartiennent pas à la culture européenne. S'affrontent des conceptions radicalement différentes quant au respect de la vie privée, aux droits des créateurs et à leur juste rémunération, de la place des politiques culturelles publiques. Il s'agit là d'une bataille fondamentale pour l'Europe, continent dans lequel la culture occupe une place à part dans l'organisation de la vie en société et l'épanouissement de la personne.

Quelles méthodes ?



Reste la question de la méthode à employer pour renforcer ainsi l'Union européenne. A n'en pas douter, il faudra accepter de rompre avec quelques tabous.

Depuis l'adoption du Traité de Lisbonne, qui remplaça la Constitution européenne rejetée par la France et les Pays-Bas, les traités ou accords entre certains États membres n'ont plus été conclus dans les mêmes formes et avec l'ensemble des États adhérents de l'Union. Le Traité budgétaire (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l'Union économique et monétaire[21]), par exemple, est un traité non communautaire, intergouvernemental, dont la vocation est d'être intégré au droit communautaire. Le Conseil européen ne s'interdit pas non plus d'interpréter les traités, de les prolonger, voire de les compléter ou de les changer, comme il en a le droit par plusieurs clauses[22] ou par une simple décision[23].

De ce fait, les traités, décisions, protocoles et annexes apparaissent bien complexes pour les citoyens. En outre, la multiplication de décisions et d'accords "hors du cadre de l'Union" accentue l'insécurité juridique. Par exemple, le Traité de Lisbonne réserve les questions de financement des dépenses de défense aux seuls États membres, excluant la compétence du Parlement européen, de la Cour de Justice et, donc, de la Commission et de la Cour des comptes. Or, les décisions déjà prises par le Conseil et le Parlement européen pour créer un Fonds de défense, allouer des crédits à des programmes-pilotes en matière de recherche de défense, relèvent du droit commun de l'Union,"tombent" donc sous le contrôle du Parlement, de la Cour de justice et de celle des Comptes. Quelle serait l'issue du recours d'un État ou d'une entre- prise qui s'estimerait lésé par une décision de la Commission ? A l'évidence il conviendra un jour de modifier les traités pour offrir à ces actions des bases juridiques plus claires et plus sûres.

Très vite, il apparaîtra que cette méthode des traités hors cadre purement communautaire, ou des décisions "hors traités", est difficilement durable dans le temps. Les risques de contentieux, de divisions entre États s'ajoutent à la complexité accrue de telles pratiques pour conduire à penser qu'il faudra bien, un jour, reparler de changement de traité, ne serait-ce que pour clarifier et solidifier des décisions prises dans la crise des dettes publiques, dans l'urgence et sous la pression.
L'idée même de changement de traité, devenue un cauchemar pour certains, inquiets des réactions des opinions publiques, pourrait revenir assez vite dans les débats politiques, par nécessité et souci de clarté. Elle devra être soigneusement préparée, aura des vertus démocratiques évidentes, mais aussi des conséquences diplomatiques non négligeables.

Compte tenu des divisions politiques apparues entre gouvernements des États membres et en l'absence du retour d'une vraie confiance entre eux, la perspective d'élaborer de nouveaux traités ne manquera pas de rouvrir les douloureuses discussions sur "l'Europe à plusieurs vitesses". Quels seraient les États membres prêts à se lancer dans la rédaction de nouveaux traités comprenant des révisions déchirantes ou de nouvelles politiques communes ? La solidarité pourrait être mise à l'épreuve par un tel exercice. Il n'est pas certain pour autant que celui-ci ne contribue pas à faciliter la formation d'un consensus minimal, correspondant finalement à l'état des opinions publiques en Europe : la construction européenne est un bouc-émissaire commode, surtout dans la phase de contestation des pouvoirs établis, mais nul ne veut vraiment la quitter et abandonner les protections qu'elle confère, que ce soit le "bouclier de l'euro" ou les largesses des fonds structurels qui redistribuent la richesse.

Si tel n'était pas le cas, il ne resterait, pour surmonter les divisions, que la technique de "l'intégration par l'exemple" : quelques États membres désireux d'aller plus loin dans l'intégration pour être plus efficaces dans la satisfaction de certains besoins publics, décident de la faire sur une base bilatérale, restant ouverts aux autres. C'est de cette manière que les avancées en matière de défense ont été possibles, grâce à des initiatives franco-allemandes de coopération dont les autres ne souhaitaient pas être absents. En signant un nouveau traité de coopération, le 22 janvier à Aix-la-Chapelle, ces deux États montrent d'ailleurs leur volonté de poursuivre dans cette démarche.

Cette intégration par l'exemple[24] reste une méthode qui permet d'éviter les compromis tièdes et peu significatifs, en tous cas difficilement explicables aux citoyens, dont l'Union s'est fait une spécialité. Elle autorise aussi les progrès dans des dossiers réputés bloqués. Sur la table du Conseil par exemple, le projet de taxation des grandes entreprises numériques est bloqué par quelques États membres, poussant la Commission européenne à proposer que la fiscalité soit un domaine où l'on vote désormais à la majorité[25]. La France a décidé de taxer les grandes entreprises américaines de l'internet en décembre 2018 et on peut penser qu'elle sera suivie par d'autres États membres.

***



Dans l'ambiance politique qui prévaut en ce printemps 2019, l'Union européenne doit plus que jamais offrir des résultats concrets aux citoyens, des raisons d'être fiers d'appartenir à un ensemble politique unique au monde. C'est la raison pour laquelle vont se multiplier les propositions audacieuses

de taxation, de coopérations sécuritaires et de défense, de changements de politiques communes, comme la concurrence ou la politique industrielle.

L'Union et ses institutions ne peuvent pas y répondre par les procédés habituels. La demande des opinions est trop forte. Elle interpelle les gouvernements nationaux dans la conduite de leurs affaires intérieures. On peut imaginer que la période qui s'ouvre, qui va coïncider avec le renouvellement de toutes les institutions communes, sera un moment de déstabilisation, de divisions politiques. Espérons-le aussi de créativité.

Rien ne peut donc être exclu quant aux conséquences de cette vague sur la forme et les contenus d'une Union trop diplomatique et qui risque d'apparaître vieillie et dépassée, malgré ses résultats. Certains ne parlent-ils pas de "refondation" ? Passer à une phase plus politique nécessitera beaucoup de doigté de la part des dirigeants des États membres, à qui il appartient de prendre l'initiative de réformes. Ils devront préserver l'acquis, développer les atouts et le potentiel de l'Union, mais vraisemblablement aussi trancher quelques questions réputées jusqu'ici intouchables. Elles concernent la forme de l'Union et ses frontières, le contenu de ses politiques qui doivent évoluer et vraisemblablement aussi les traités qui la régissent. Une nouvelle Union européenne pourrait en naître. D'ailleurs, a-t-elle le choix ?
[1] Ce texte est issu du " Rapport Schuman sur l'Europe , 'l'état de l'Union 2019 ", éditions Marie B, collection Lignes de repères, mars 2019
[2] Enquête Eurobaromètre pour le Parlement européen, septembre 2018, publiée le 17 octobre 2018.
[3] Selon un bilan provisoire publié en décembre 2018 par la Commission européenne, 47 milliards € de garanties apportées par les différentes institutions de l'Union ont permis de déclencher 371,2 milliards € d'investissements supplémentaires dans l'Union depuis 2015.
[4] Communication de la Commission Une politique commerciale équilibrée et novatrice pour maîtriser la globalisation (COM 2017) 492 du 13 septembre 2017
[5] Entré provisoirement en vigueur le 21 septembre 2017 en attendant sa ratification par tous les États membres.
[6] Accord signé le 21 octobre 2018
[7] Signature le 17 juillet 2018 d'un Partenariat stratégique et économique.
[8] Accord de commerce et d'investissement signé le 17 octobre 2018.
[9] Par exemple, en rétorsion à l'imposition unilatérale, le 23 mars 2018, de droits de douane américains sur les aciers, la Commission européenne a imposé le 19 juillet des droits de douane de 25 % sur 23 catégories d'aciers dont les quantités importées seraient supérieures à la moyenne des trois dernières années.
[10] Décision du 16 janvier 2019 instaurant des droits de 175 €/t pour le riz provenant du Cambodge ou du Myanmar dont les importations ont augmenté de 89 % en cinq saisons de récolte.
[11] Règlement du Parlement et du Conseil permettant un filtrage des investissements directs étrangers COM (2017) 487 ayant fait l'objet d'un accord politique le 20 novembre 2018
[12] Une fusion contestée par la Commission européenne, qui continue à apprécier le niveau de concurrence acceptable en Europe plutôt qu'au plan mondial.
[13] Règlement n° 2016/679 entré en vigueur le 25 mai 2018.
[14] Time Magazine du 27 janvier 2019
[15] Les déclarations à cet égard, du président américain ont consterné nombre d'Européens : "La Russie est un ennemi par certains aspects. La Chine est un ennemi économique, évidemment c'est un ennemi. Mais ça ne veut pas dire qu'ils sont mauvais, ça ne veut rien dire. Ça veut dire qu'ils sont compétitifs", a détaillé D. Trump, dans les propos avaient été recueillis par la chaîne CBS le 14 juillet 2018... "L'UE est très difficile", a poursuivi le président américain à qui l'intervieweur demandait de nommer "le principal compétiteur, le principal ennemi (des États-Unis) dans le monde en ce moment"... "Je pense que nous avons beaucoup d'ennemis. Je pense que l'Union européenne est un ennemi, avec ce qu'ils nous font sur le commerce. Bien sûr, on ne penserait pas à l'Union européenne, mais c'est un ennemi", a estimé le président américain.
[16] 90 millions € ont ainsi été consacrés en 2017 et 2018 à l'action préparatoire, projet-pilote de financement de la recherche de défense
[17] Mis en place dès 2019, il sera doté de 500 millions € pour la période 2019-2020 destinés à financer des projets en coopération rassemblant des entreprises d'au moins 3 États membres.
[18] Etablie le 11 décembre 2017 par tous les États membres à l'exception du Danemark, de Malte et du Royaume-Uni.
[19] Art 42 § 7 TUE : "Au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l'article 51 de la charte des Nations unies. Cela n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres."
[20] Jean-Dominique Giuliani : Réassurer la défense de l'Europe. Projet de traité pour la défense et la sécurité de l'Europe, in Question d'Europe n° 405. Fondation Robert Schuman. 3 octobre 2016.
[21] Encore appelé Pacte budgétaire, le TSCG, signé entre 25 États membres le 2 mars 2012 est entré en vigueur le 1er janvier 2013.
[22] Clauses dites "passerelles", prévues notamment par l'article 48 TUE, qui permettent au Conseil européen de décider à l'unanimité qu'il sera voté à la majorité sur un sujet précis.
[23] Par exemple décision du Conseil européen des 18 et 19 juin 2009 donnant à l'Irlande des garanties précises (Un commissaire par État membre, maintien de sa neutralité, etc.) et suspendant la mesure de réduction du nombre de Commissaires européennes prévue par l'article 17 § 5 du Traité de Lisbonne.
[24] "Europe : l'intégration par l'exemple", Jean-Dominique Giuliani, in Ouest-France, 18 novembre 2017
[25] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil : Vers un processus décisionnel plus efficace et plus démocratique en matière de politique fiscale dans l'Union. COM (2019)8 final, 15 janvier 2019
Directeur de la publication : Pascale JOANNIN

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