Le Monde - 11 Décembre 2025
Amid Faljaoui
Directeur de Tendances et trends
L’Europe unie par la guerre, mais brisée par la paix en Ukraine ?
Trois ans et demi après le début de la guerre en Ukraine, la paix serait-elle enfin en vue ? Les signaux restent fragiles, et les “discussions” imprvisées entre Washington et Moscou n’ont encore mené nulle part. Mais si un accord finit par émerger, même imparfait, nos confrères de The Economist préviennent : ce sera un choc économique et politique majeur pour l’Europe. Pourquoi ?
Parce que la guerre a uni le continent comme jamais. Les Vingt-Sept ont accueilli des millions de réfugiés ukrainiens, trouvé de l’argent, livré des armes, mis en place 20 séries de sanctions contre Moscou, et même rouvert la porte à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Les divisions étaient comme anesthésiées par l’urgence. Et c’est là que le message de The Economist est très clair : le jour où la guerre s’arrête, cette unité peut se fissurer instantanément.
Commençons par l’est de l’Europe. Pour la Pologne, les pays baltes ou la Finlande, un cessezle-feu n’est pas synonyme de sécurité. Leur lecture est simple : si la Russie n’a plus l’Ukraine à gérer, elle pourra redéployer ses forces ailleurs en Europe. Donc pour eux, la fin de la guerre est presque une nouvelle menace. Économiquement, cela signifie continuer à investir massivement dans la défense, maintenir une pression maximale sur la Russie, et refuser tout retour à “la normale”.
À l’ouest, la perception est différente. En France, en Italie, en Espagne, ou dans une partie de l’Allemagne, beaucoup verront la paix comme une occasion de tourner la page. Moins d’urgence, moins de tension, moins de dépenses de sécurité… et peut-être – ce sera un débat explosif – l’idée de reprendre, même de façon limitée, certaines relations commerciales avec la Russie, pour importer à nouveau gaz et pétrole. Les industriels allemands pousseront dans cette direction pour des raisons de compétitivité. À l’inverse, Varsovie ou Tallinn y verront une faute historique et morale.
Deuxième ligne de fracture : l’Ukraine ellemême. Tant que la guerre continue, elle mobilise compassion et solidarité. Mais en temps de paix, l’Ukraine devient un immense chantier économique. Un pays à reconstruire. Des millions de réfugiés à accompagner, voire à encourager à rentrer. Et une question financière immense : qui va payer ? Nombre d’experts évoquent même une tension transatlantique : les États-Unis veulent une part des actifs russes gelés dans la banque Euroclear à Bruxelles, et une part des opportunités économiques de la reconstruction ukrainienne.
Autrement dit : paix ou pas, les intérêts économiques nationaux vont reprendre leurs droits.
Enfin, troisième fracture : les États-Unis euxmêmes. Tant que la guerre dure, l’Europe s’aligne. Parce qu’elle n’a pas le choix. Parce qu’un Donald Trump prêt à lâcher l’Ukraine représente un risque trop grand. Mais une fois la paix revenue, certains pays européens pourraient décider qu’il est temps de réévaluer leur dépendance stratégique et que l’Europe a assez avalé de couleuvres de la part de Trump. D’autres pays européens, au contraire, jugeront qu’abandonner le parapluie militaire américain serait suicidaire.
Au fond, cette guerre a servi d’adhésif. Elle a obligé l’Europe à agir collectivement, à se dépasser, à oublier ses réflexes nationaux. Mais la paix pourrait redevenir un dissolvant économiquement puissant : à l’Est, la priorité restera la sécurité, même si cela coûte très cher ; à l’Ouest, la priorité sera la compétitivité, le retour de certains flux commerciaux ; et entre ces extrêmes, nous avons l’Ukraine, un pays à reconstruire, mais aussi un facteur de divisions.
No comments:
Post a Comment