Tuesday, February 11, 2025

L'EXPRESS Timothy Snyder : "La mort de Poutine est le grand tabou qui hante la Russie" Grand entretien. Pour l’historien star de Yale, Vladimir Poutine ne se préoccupe plus aujourd’hui des intérêts de la Russie, seul l’obsède son propre "mythe éternel". Publié le 29/10/2023 à 07:15

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Timothy Snyder : "La mort de Poutine est le grand tabou qui hante la Russie"

Grand entretien. Pour l’historien star de Yale, Vladimir Poutine ne se préoccupe plus aujourd’hui des intérêts de la Russie, seul l’obsède son propre "mythe éternel".

Propos recueillis par Thomas Mahler et Laetitia Strauch-Bonart

Publié le 29/10/2023 à 07:15


Vladimir Poutine à Moscou le 24 août 2023

“Vladimir Poutine [ici, le 24 août 2023, à Moscou] ne doit pas seulement rester au pouvoir jusqu’au bout, il doit continuer cette guerre jusqu’à sa propre mort”, assure l’historien américain Timothy Snyder.


afp.com/Mikhail KLIMENTYEV


Professeur à l’université Yale, spécialiste de l’Europe orientale et auteur du magistral Terres de sang, l’historien américain Timothy Snyder a été l’un des premiers à avertir que l’évolution idéologique de Vladimir Poutine pouvait le pousser à attaquer militairement l’Ukraine. Parue en anglais en 2018 et aujourd’hui traduite en français, agrémentée d’une nouvelle introduction, La Route pour la servitude* examine avec brio les thèses fascistes et impérialistes mises en avant par le régime russe à partir des années 2010, avec pour cibles majeures l’indépendance de l’Ukraine et, plus généralement, les démocraties occidentales. Comme le rappelle Timothy Snyder, les idées comptent et, placées entre les mains d’un autocrate obsédé par sa place dans l’Histoire, elles peuvent avoir des conséquences tragiques. Entretien.


L’Express : Selon vous, la Russie de Vladimir Poutine a été le premier pays à mettre en avant une "politique d’éternité". Pouvez-vous expliquer ce concept ?


Timothy Snyder : Après 1989, les Occidentaux ont mené ce que j’appelle une "politique d’inévitabilité". C’était l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative à la démocratie, qu’un seul futur était possible, et que le progrès était inévitable sous l’influence de forces puissantes telles que le capitalisme américain ou l’Union européenne. Cela a, bien sûr, été une erreur. En opposition, la Russie a, elle, basculé dans ce que j’ai nommé la "politique d’éternité". Alors que la politique d’inévitabilité promet à tous un avenir meilleur, la politique d’éternité place une nation dans une histoire cyclique de victimisation. Le temps est non plus une ligne vers le futur mais un cercle qui ramène sans cesse les mêmes menaces du passé. Les Russes ont ainsi cessé de croire à l’avenir, qui s’est trouvé aboli au profit du passé. Et ce passé mythifié n’est vu que sous le prisme d’une Russie innocente qui ne cesse de faire face à des menaces extérieures.


En quoi cette innocence historique supposée de la Russie est-elle si importante pour Poutine ?


Selon ce mythe, la Russie aurait toujours été du bon côté de l’Histoire. Cela signifie que, quoi qu’elle fasse, elle a raison. Poutine affirme notamment que du fait du baptême de Vladimir le Grand, grand-prince de la Rus’ de Kiev, il y a plus de mille ans, la Russie et l’Ukraine n’auraient toujours été qu’un seul et même pays. Ce serait une volonté divine et une vérité indiscutable. Dès lors, tout le mal provient de quiconque remet en question cette affirmation. Cette innocence de nature presque théologique de la Russie justifie tout type d’actions. Car, s’il est profondément vrai que la Russie et l’Ukraine ne représentent qu’un seul pays, alors le gouvernement ukrainien n’a aucun droit d’exister et il est acceptable de kidnapper des milliers d’enfants ukrainiens pour les rééduquer dans des familles russes. La politique de l’éternité vous permet de faire la guerre et de commettre des crimes, car elle vous rend invulnérable à toute forme de critique, comme si personne d’autre ne pouvait comprendre la vraie nature de la Russie.


Vous consacrez un chapitre au penseur réactionnaire et slavophile Ivan Iline [1883-1954]. Poutine aurait été introduit à ses écrits par le réalisateur Nikita Mikhalkov. Comment expliquer qu’Iline soit devenu un véritable maître à penser pour le maître du Kremlin ?


Il est important de comprendre que le fascisme a ses penseurs, et que ceux-ci ont toujours des soutiens aujourd’hui. Le fascisme n’est pas qu’un obscur phénomène du passé datant des années 1930 et 1940. C’est une idéologie toujours présente, qui repose sur une vraie tradition intellectuelle.


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Pour Poutine, Ivan Iline est très important, car il fournit une profondeur intellectuelle à l’oligarchie en place en Russie. Si votre pays est profondément corrompu et que vous êtes personnellement le patron des patrons en Russie – ce qui fait de vous l’un des hommes les plus riches du monde –, vous devez justifier tout cela. La solution, c’est de changer de sujet, en passant des accomplissements concrets du régime à l’enjeu de civilisation. Au début des années 2010, Poutine, à partir des écrits d’Iline, a ainsi élaboré des idées tout à fait fascistes, à savoir que la Russie est une civilisation...


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