Le réveil de la société civile iranienne
DÉBATS D’ÉTÉ. La contestation qui a suivi la mort de Mahsa Amini est globale, les opposants de longue date ont été rejoints par des médecins, des avocats, des familles de victimes, dans tout le pays. C’est sans précédent, souligne l’essayiste Sepideh Farkhondeh
Sepideh Farkhondeh
Sepideh Farkhondeh
essayiste
Publié le 24 juillet 2023 à 04:45. Modifié le 24 juillet 2023 à 06:05.
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Les débats d'été du «Temps»: Où va l'Iran?
Cet été, Le Temps confie à nouveau ses espaces dévolus aux opinions à plusieurs personnalités, chacune coordonnant une semaine autour d'un thème donné.
De la contestation contre le régime à son activisme géopolitique, le politologue Mohammad-Reza Djalili, professeur émérite au Geneva Graduate Institue, a demandé à ses invités de se pencher sur l'avenir de l'Iran.
Le soulèvement qui a suivi le meurtre de Mahsa Amini est, par bien des aspects, sans précédent et marque un véritable réveil de la société civile: il transcende les classes sociales, s’étend à tous les territoires et prend pour cible toute l’idéologie de la République islamique. S’il s’inscrit dans la continuité des mobilisations précédentes, il dépasse toutes ces dernières et synthétise tous les mécontentements sous-jacents depuis 1979.
Quelques semaines après le meurtre de Mahsa, les manifestations se sont généralisées à tout le territoire. Plus de 150 villes ont connu des protestations. Mahsa a été tuée à Téhéran, mais c’est dans toutes les régions que des portraits des ayatollahs et des généraux des Gardiens de la révolution ont été brûlés. C’est partout que les gens ont scandé «Mort au dictateur!», «Femme, vie, liberté!», «De Zahedan au Kurdistan, ma vie, je la sacrifie à l’Iran» et «Kurdistan, Zahedan, les yeux et la lumière de l’Iran.» Ces deux derniers slogans qui citent les deux régions du pays où le nombre de tués par balles a été le plus important pendant les deux premiers mois du soulèvement, montrent combien la population iranienne, au-delà des divisions que l’idéologie sectaire de la République islamique a tenté d’instiguer, est unie par des aspirations communes.
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La propagande d'Etat prise de court
A la mobilisation de journalistes, d’avocats de renom, d’étudiants, d’enseignants et de conducteurs d’autobus, déjà très présents parmi les contestataires depuis plus de deux décennies, s’est ajoutée depuis septembre 2022, d’un côté celle des médecins, des stars du football et du cinéma, des sportifs et des artistes dans leur ensemble, et de l’autre celle des travailleurs pauvres, des ouvriers contractuels de la pétrochimie, des conducteurs de camions, des habitants des quartiers populaires et des régions délaissées, et des villes moyennes et petites à travers tout le pays.
Une solidarité spontanée s’est créée entre journalistes, soignants et familles des victimes
La propagande d’Etat, si puissante et systématique, a été prise de court par ce sursaut de la société civile. Journalistes et soignants ont étayé les faits et empêché la propagation du mensonge. Quand la radiotélévision d’Etat a prétendu que Mahsa Amini souffrait de problèmes cardiaques pour dissimuler la vraie cause de son décès, l’équipe médicale de l’hôpital Kasra, où la jeune femme était plongée dans un coma mortel, n’a pas cédé: les images de son traumatisme crânien dû aux coups reçus, sont sorties. Une solidarité spontanée s’est créée entre journalistes, soignants et familles des victimes. Les meurtres d’autres jeunes ont également été documentés malgré les intimidations et les menaces, et des cas de viols commis sur de jeunes prisonnières ont été signalés par les médecins.
Mobilisations inédites
Le 26 octobre, un rassemblement inédit de médecins a lieu à Téhéran où sont scandés des slogans contre Khamenei; les forces répressives tirent sur les manifestants. Une chirurgienne, Parissa Bahmani, est tuée, entraînant la démission du président de l’Ordre des médecins. Les docteurs qui soignent bénévolement des blessés sont également ciblés. Plusieurs avocats qui ont défendu des manifestants prisonniers ou protesté contre les détentions arbitraires sont arrêtés à leur tour, en particulier après les rassemblements devant l’immeuble du Barreau des avocats de Téhéran.
Le 3 octobre 2022, deux semaines après le décès de Mahsa, alors que les jeunes brûlent les portraits du guide et du fondateur de la République islamique dans les rues et les arrachent de leurs manuels scolaires, Ali Khamenei déclare dans un discours officiel qu’il faut «punir» ces jeunes «émotifs». Quand, à la fin novembre, des jeunes filles sont empoisonnées dans leurs établissements scolaires puis que, plusieurs semaines plus tard, ces intoxications mystérieuses s’étendent à 25 provinces, au déni de la radiotélévision officielle qui attribue les faits au «stress» et à «l’excitation» des jeunes filles, et à l’impéritie des autorités, répond la mobilisation des parents d’élèves, des enseignants, des journalistes, des internes et des étudiants en médecine. Loin d’enquêter sur les auteurs de ces crimes, les autorités intimident ces étudiants qui alertent sur l’état de santé des jeunes filles, en leur interdisant l’entrée dans leur faculté. Le 7 mars 2023, les enseignants organisent des marches et des rassemblements dans plus de 20 villes pour soutenir leurs élèves et protester contre ces attaques chimiques, qui ressemblent fort à la «punition» prônée par Ali Khamenei dans son discours d’octobre, exécutées dans l’impunité la plus totale. La propagande qui vantait le haut niveau d’éducation des jeunes filles en taisant la part réduite des femmes dans la population active, due aux multiples interdits élevés au rang de lois, vole en éclats. Les femmes et les jeunes filles apparaissent pour ce qu’elles sont dans ce système discriminatoire: les premières victimes de l’affirmation autoritaire de l’Etat idéologique.
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Convergence des oppositions
Malgré la surveillance et la répression, les voix dissidentes n’ont pas cessé de s’élever ces dernières années pour dénoncer le port obligatoire du voile, la peine de mort, la pauvreté, la corruption, les catastrophes que peut entraîner le mépris pour l’environnement et l’écologie. Et le soulèvement provoqué par la mort de Mahsa a trouvé ses figures de proue à la fois parmi les opposants actifs depuis vingt ans mais aussi parmi celles et ceux qui – journalistes, avocats, écrivains, enseignants, musiciens, artistes, sportifs, médecins… – se sont progressivement joints à lui par leurs actes de résistance. Depuis septembre 2022, c’est dans toute sa diversité que la société iranienne a montré au monde son rejet massif du système idéologique de la République islamique. On estime aujourd’hui le taux de soutien au pouvoir en place à environ 15% de la population iranienne.
La répression multiforme et violente et les exécutions politiques ont fait taire les manifestations de rue. Mais la résistance prend désormais d’autres formes: les femmes qui ne souhaitent pas porter le voile, toujours obligatoire, décident dans leur majorité de ne plus le porter, à Téhéran et dans de nombreuses villes, au risque d’être arrêtées et de subir toutes sortes d’exactions. Des rassemblements nocturnes ont lieu devant les pénitenciers pour réclamer la libération des condamnés à mort.
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Le 3 juin, jour de la mort de Khomeiny – le fondateur de la République islamique –, a été, cette année, l’occasion de pertuber le deuil imposé par les autorités par les danses de rues et les célébrations populaires. Les murs et les wagons des métros sont encore constamment ornés du slogan «femme, vie, liberté». Dans cette lutte quotidienne pour se réapproprier les libertés individuelles les plus élémentaires et les libertés politiques, la population iranienne continue constamment de braver les interdits.
Le Temps
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