Wednesday, April 16, 2025

Der Spiegel no: 1798 du 17 au 23 avril 2025 - Interview avec le politologue américain Steven Levitsky, spécialiste des régimes autoritaires.

 

Interview avec le politologue américain Steven Levitsky, spécialiste des régimes autoritaires.

 Der Spiegel, extraits

 (Hambourg)

Etats - Unis

AMÉRIQUES. Courrier international — n 1798 du 17 au 23 avril 2025 11

 “Notre démocratie est en train de s’effondrer”

 S’inspirant de la Hongrie, Donald Trump mène une offensive 

encore plus rapide et assumée 


 DER SPIEGEL :Monsieur Levitsky, la démocratie américaine est - elle en danger?

 STEVEN LEVITSKY :Nous assistons actuellement à l’effondrement de notre démocratie. Sous Donald Trump, les États-Unis basculent dans une forme d’autoritarisme. 

Ce ne sera sans doute pas irréversible. Mais le fait est qu’en ce moment même, les États-Unis cessent d’être une démocratie.

 De quelle forme d’autoritarisme parlez-vous?

 J’appelle ça l’“autoritarisme compétitif” : les institutions démocratiques officielles seront maintenues, mais la substance démocratique, elle, s’érode. Il y a encore une compétition démocratique, mais elle est biaisée parce que ceux qui sont en place manipulent le jeu en leur faveur. On ne verra probablement pas de chars dans les rues, notre Constitution restera en place, l’opposition ne sera pas interdite et des élections se tiendront toujours. Mais dans ces élections, la compétition ne sera pas équitable entre républicains et démocrates.

 Où avez-vous déjà constaté des signes de ce développement aux États-Unis?

 Le président et son gouvernement confent des postes dans des institutions étatiques commela justice, les services de renseignements et les agences de réglementation à des gens qui leur sont fidèles, et ceux-ci s’en servent pour faire pression sur leurs adversaires politiques et pour les user. Dans le même temps, ils s’efforcent de soumettre ou de réduire au silence les voix critiques, comme les médias, les universitaires et d’autres acteurs de la société civile. En à peine quelques semaines, il est déjà devenu extrêmement coûteux de s’opposer à Trump et à son équipe.

 Quand on compare les mesures prises par Trump depuis son investiture à celles d’autocrates établis, quelles sont   les similitudes?

 Ce qui me frappe, dans les deux premiers mois du gouvernement Trump, ce n’est pas que la situation me rappelle Viktor Orban en Hongrie, le parti Droit et Justice (PiS) en Pologne, Narendra Modi en Inde ou Hugo Chávez au Venezuela. C’est pire. Trump et ses alliés se sont montrés beaucoup plus ouvertement autoritaires que n’importe lequel de ces exemples. Ils épousent l’autoritarisme avec ferveur. J’en veux pour preuve l’enthousiasme avec lequel ils refusent de se conformer aux décisions de justice et qu’ils s’attaquent aux juges.

 Au moins, la liberté d’opinion paraît toujours garantie aux États-Unis…

 Dans une démocratie libre et fonctionnelle, les médias, les chefs d’entreprise, les universités et les politiques devraient pouvoir s’exprimer ouvertement contre le gouvernement sans peur des conséquences personnelles. Mais aujourd’hui, de plus en plus de gens, des journalistes aux recteurs d’université en passant par les étudiants qui manifestent, doivent prendre en compte le prix qu’ils risquent de payer s’ils s’opposent à Trump.

  Trump et son équipe obéissent-ils à un scénario?

 Il y a un schéma classique. Pour commencer, un apprenti autocrate doit prendre le contrôle des institutions responsables des enquêtes, des poursuites et autres. Une fois au pouvoir, le premier souci de Trump a justement consisté à remplacer par des idèles ces “arbitres”. Il a nommé son ancienne avocate Pam Bondi à la tête du ministère de la Justice, et Kash Patel à la direction du FBI…

 … lequel a écrit des livres pour enfants qui dépeignent Trump comme un roi…

 … et Trump a également placé des gens qui lui sont loyaux dans l’armée et dans les principales agences de réglementation. C’est ce qu’ont fait Hugo Chávez au Venezuela, Recep Tayyip Erdogan en Turquie et, surtout, Viktor Orban en Hongrie. Orban était auparavant un politicien démocrate de centre droit, mais après être revenu au pouvoir, en 2010, il a fait de l’État une arme et il a établi un système autocratique. Il a enseigné à Trump et aux républicains que l’État peut se révéler un instrument utile. C’est bizarre : le président des États-Unis et ses partisans appliquent la stratégie utilisée par le dirigeant de la petite Hongrie. 

Ils tentent de copier le modèle hongrois.

 Trump peut-il parvenir à dominer les États-Unis commeOrban domine la Hongrie ?

 Je ne crois pas. Il est beaucoup plus difficile de modifier la Constitution aux États-Unis qu’en Hongrie. Pour ce faire, il faut une majorité des deux tiers aux deux chambres du Congrès et, ensuite, trois quarts des États doivent ratiier l’amendement. De plus, l’opposition en Hongrie était beaucoup plus faible que ne le sont les démocrates ici.  

Il y a une chance non négligeable que Trump perde le contrôle de la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat en 2026.

 La démocratie américaine n’est-elle pas assez solide pour résister à Trump ? Après tout,  il y a des garde-fous – la séparation des pouvoirs – qui existent depuis plus de siècles…

 Malheureusement, je dois bien le reconnaître : les garde-fous tant vantés de la Constitution sont inopérants. Nos pères fondateurs voulaient écarter le risque d’un tyran omnipotent. À cet efet, ils ont créé une série d’institutions il y a plus de deux cents ans : le collège électoral pour élire le président, la séparation des pouvoirs, avec une législature bicamérale indépendante, et une justice en grande partie indépendante. Mais ils n’avaient pas prévu qu’un jour il y aurait deux partis diamétralement opposés, dont l’un est totalement loyal au président en exercice. À ma connaissance, aucun président américain n’a jamais exercé sur un parti une emprise comparable à celle deTrump sur les républicains – un parti qui détient la majorité dans les deux chambres du Congrès. 

Ce qui signiie que le Congrès,notre branche législative, cède son pouvoir à Trump.

 Pendant son premier mandat, Trump avait déjà été en mesure de nommer trois juges de la Cour suprême [sur neuf], qui statuent aujourd’hui souvent en sa faveur. Sommes-nous témoins d’un coup d’État à partir des plus hautes instances ?

 J’aurais tendance à le définir comme une tentative de coup d’État : un abus de pouvoir à grande échelle. Il n’y aura de coup d’État que si Trump viole ouvertement la Constitution et qu’il refuse ouvertement de se plier aux décisions du Congrès ou de la Cour suprême.

 Avant même que Trump ait prêté serment pour son second mandat, vous avez averti que les États-Unis risquaient de basculer dans l’autoritarisme…

 Ç’a été pire que prévu. Tout d’abord, la nouvelle administration agit beaucoup plus vite 

et de façon plus exhaustive qu’escompté. Ensuite, nous ne nous attendions pas à Elon Musk. 

C’est un élément nouveau dans le manuel de l’autoritarisme. Jen’ai jamais vu une concentration de pouvoir politique, économique et médiatique dans un système démocratique comparable à ce dont dispose actuellement Musk. Et il n’a jamais été élu à aucun poste. Maintenant, avec son “département de l’efficacité gouvernementale” (Doge), il sème le chaos dans notre État. Il viole fort probablement notre Constitution et de nombreuses lois, et il ne fait l’objet  d’aucun contrôle.

 Contrairement au premier mandat de Trump, pour l’instant il n’y a pas eu beaucoup de résistance publique…

J’avais toujours pensé que les tentatives d’abus de pouvoir se heurteraient à une résistance considérable aux États-Unis. Après tout, notre démocratie est si riche, si diverse, nous avons un secteur privé puissant et prospère, et des universités indépendantes, robustes sur le plan inancier. Or, pendant les premières semaines de Trump II, nous avons été témoins d’un niveau élevé d’autocensure, de capitulation, voire de subordination. Certains des chefs d’entreprise les plus riches et les plus puissants se soumettent à Trump. Les grands médias subissent la pression de leurs propriétaires afin qu’ils acceptent Trump. Les grandes universités sont restées muettes devant les attaques dévastatrices contre le monde universitaire et scientiique.

Pourquoi ?

Beaucoup d’Américains sont naïfs. Ils considèrent que dans notre pays la démocratie est acquise. À l’exception d’une poignée d’immigrés, nous ne savons pas ce que c’est que de vivre dans une autocratie. C’est un énorme désavantage pour nous, par rapport, parexemple, à l’Allemagne, à la Pologne ou aux sociétés sudaméricaines. De plus, les résultats de la présidentielle ont eu un efet démoralisant sur les adversaires de Trump. Ils ont perdu leurs illusions et sont épuisés. Moi, je suis payé pour parler de la démocratie. Eh bien, quand il a été réélu en novembre, tout ce que je voulais, c’était rentrer chez moi, manger de la glace et regarder du hockey à la télé. Mais les gens commencent à se remettre du choc, et nous assistons aux premières manifestations à l’échelle nationale – devant les concessionnaires Tesla, par exemple.

Pourquoi les démocrates ontils pour l’essentiel gardé le silence vis-à-vis des expulsions et des décrets de Trump, dont beaucoup sont douteux sur  le plan légal ? Les démocrates sont encore dominés par une génération de politiciens plus âgés qui sont entrés en politique au xxe siècle, alors que s’appliquaient des normes démocratiques éprouvées. Beaucoup d’entre eux ont l’air complètement désemparés. Ils comptent sur le système pour les protéger.

 De nombreux démocrates continuent de préconiser une approche attentiste – jusqu’à ce que Trump ait causé tant de dégâts aux États-Unis que les électeurs se détourneront de lui à leur proit.

 Il est possible que si ses membres se contentent de rester discrets et de se cacher dans un coin, le Parti démocrate gagne des élections à l’avenir. Trump est déjà en train d’afaiblir massivement notre économie avec sa politique commerciale. Mais les intérêts du Parti démocrate ne sont pas ceux de notre société. Or Trump est actuellement en train de ruiner notre pays et notre démocratie.

 Trump peut-il être arrêté ?

 Oui. Les autocrates ne sont jamais plus destructeurs que quand ils jouissent d’un haut niveau de soutien populaire : des politiciens comme Poutine et Chávez comptent, ou ont parfois pu compter, sur 70 % à 80 % de soutien. Au Brésil, en revanche, Jair Bolsonaro n’a pas été en mesure de causer autant de dommages, parce que ce soutien lui faisait défaut. Et Trump n’est pas un président populaire. Il n’a pas atteint les 50 % à la présidentielle – et maintenant, son taux de satisfaction est clairement en dessous de ce résultat, et il chute. Plus de la moitié du pays le rejette. Et il se fait beaucoup de nouveaux ennemis, que ce soit avec ses licenciements dans les services publics ou avec sa politique commerciale incohérente.

 Que va-t-il se passer ensuite ?

 Ça fait peut-être un peu cliché, mais à terme c’est une réalité : c’est aux citoyens qu’il incombe de défendre la démocratie. Il ne s’agit pas seulement de descendre dans la rue. Nous devons commencer à bâtir une opposition engagée, avec les défenseurs des droits civiques, les universités, les entreprises et les politiciens du Parti démocrate.

Voyez-vous des raisons d’espérer ? 

Le type d’autoritarisme que Trump veut imposer n’est pas irréversible. Je pense que nous pouvons encore rétablir notre démocratie. Mais c’est à nous, les Américains, d’agir.

 —Propos recueillis  

par Claus Hecking,


STEVEN LEVITSKY 

Spécialiste très connu  de la démocratie et de l’autoritarisme, Steven Levitsky est professeur d’affaires publiques et d’études latinoaméricaines à l’université Harvard. Il a notamment  écrit avec Daniel Ziblatt  La Mort des démocraties


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