Tuesday, March 19, 2024

France : Affaires européennes - Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères chargé de l'Europe, avec "LCI" (Paris, 15/03/2024)

 6. Affaires européennes - Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères chargé de l'Europe, avec "LCI" (Paris, 15/03/2024)


Q - Bonjour Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour.

Q - Bienvenue. Vous êtes ministre délégué chargé de l'Europe, l'Ukraine justement, il en était question hier, entretien du Président de la République accordé à Gilles Bouleau et Anne-Sophie Lapix ; il n'a pas complétement levé l'ambiguïté sur le niveau possible d'engagement de la France face à la Russie, et l'envoi de troupes au sol. Et d'ailleurs vous l'avez bien vu, depuis hier soir, les critiques sont extrêmement violentes de la part de l'opposition qui lui reproche cette ambiguïté.

R - Oui, des critiques qui sont des critiques hypocrites, ce sont les mêmes qui, il y a quelques années, reprochaient au Président de la République d'épuiser toutes les voies du dialogue et de la diplomatie, et qui aujourd'hui critiquent sa fermeté face au fantasme impérialiste de Vladimir Poutine. Le Président de la République, hier, a été extrêmement clair : cessons de dire ce que nous sommes prêts ou nous ne sommes pas prêts à faire pour soutenir la résistance ukrainienne et faire échec à cette guerre d'agression russe en Ukraine.

Q - Il dit, en fait, "nous n'aurons pas de limite."

R - Il dit "nous ne dirons plus ce que nous sommes prêts, ou ne sommes pas prêts, à faire, nous n'allons pas donner à Vladimir Poutine nos lignes rouges, ce qui lui simplifierait grandement la vie."

Q - Sauf que, Monsieur le Ministre, après, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, alors, pas ce matin, mais il y a quelques jours, a précisé la pensée présidentielle en disant "attention, attention, nous n'irons pas au front, ce seront des troupes de soutien", donc on précise, on ne précise pas, on maintient l'ambiguïté ?

R - Ce qu'a dit Sébastien Lecornu, c'est que, parmi les nombreuses initiatives qui sont prises en Europe aujourd'hui pour soutenir la résistance ukrainienne, il n'y a pas de troupes, il n'y a pas d'envoi de troupes d'immédiatement prévu. Pour l'avenir, pour la suite, nous allons 1/ poursuivre notre soutien massif à l'Ukraine, l'Europe s'est accordée cette semaine sur des financements, 5 milliards d'euros pour le soutien militaire, et nous allons continuer puisque nous voulons, le Président de la République en a parlé hier, faire appel à un grand emprunt pour pouvoir soutenir dans la durée l'industrie européenne de défense et soutenir ainsi les Ukrainiens. Et par ailleurs, nous n'allons plus nous dévoiler, parce que nous sommes face à un adversaire, Vladimir Poutine, qui évidemment ne s'arrêterait pas à l'Ukraine, si l'Ukraine tombait, ce que nous ferons tout pour éviter, et auquel nous ne voulons pas dévoiler nos cartes.

Q - Pour dire les choses, ça veut dire quoi, "il ne s'arrêterait pas à l'Ukraine", vous pensez à quoi, aux pays baltes, vous pensez à la Moldavie ?

R - Si l'Ukraine devait tomber, nous ferons tout pour l'éviter, le front se déplacerait inévitablement à l'ouest ; les dictateurs ne prennent pas de vacances, comme l'a dit Volodymyr Zelensky, et Vladimir Poutine est désormais dans une logique qui le conduit à étendre son empire, il l'a d'ailleurs dit à plusieurs reprises, il considère que la Russie n'a pas de frontières, il considère que l'Ukraine et d'autres pays, à ses frontières, n'ont pas d'existence propre ; et donc il se déploiera partout jusqu'à ce qu'il rencontre une forme de résistance. Quand la maison du voisin brûle, que l'incendie menace de se propager, on ne détourne pas le regard comme un certain nombre de responsables politiques, plutôt irresponsables, en France...

Q - Lesquels ?

R - On se lève et on agit.

Q - Lesquels ?

R - Eh bien, ceux qui refusent, en minorité, de soutenir, par exemple, la déclaration du Premier ministre, cette semaine, à l'Assemblée nationale, considérant que... disons, que ce n'est pas tout à fait notre affaire et que ce n'est pas tout à fait un conflit qui nous concerne.

Q - Ce n'est pas tout à fait exact, si je peux me permettre Monsieur le Ministre, eux, ils disent "nous ne voulons pas de l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne, pas pour des raisons guerrières, pour des raisons économiques, notamment parce que le SMIC n'est pas le même, parce qu'il y a des facilités douanières offertes à l'économie ukrainienne pour l'aider dans ces temps de guerre vers l'Europe, les importations, et nous ne voulons pas de l'Ukraine dans l'OTAN", c'est ça qu'ils disent, ils ne contestent pas le soutien français à l'Ukraine, militairement.

R - Vous le savez, le Rassemblement national s'est illustré, depuis quelques années, en refusant systématiquement de soutenir, au Parlement européen, avec Jordan Bardella, à l'Assemblée nationale, avec Marine Le Pen, toute proposition visant à venir en soutien au peuple ukrainien, à dénoncer les assassinats politiques en Russie. Donc on a bien une opposition qui compose, qui se compromet avec la Russie de Vladimir Poutine, et qui refuse de voir que se jouent en Ukraine notre liberté et notre existence.

Q - Monsieur Barrot, l'Allemagne a réaffirmé hier qu'elle s'opposait à la livraison de ses missiles TAURUS. Le Président de République se rend à Berlin aujourd'hui, est-ce qu'il veut faire pression, se réconcilier ? Les relations n'ont pas l'air au beau fixe entre Berlin et Paris, en tout cas moins idylliques qu'elles ne l'ont été.

R - Mais les liens qui unissent l'Allemagne et la France sont indéfectibles, et c'est bien autour de ce moteur, de ce tandem franco-allemand, que s'est construite, ces derniers mois, cette coalition, qui dépasse d'ailleurs l'Union européenne, pour soutenir dans la durée...

Q - Mais c'est moins un moteur à deux temps, pour poursuivre votre analogie, en ce moment, ça tourne plus côté français.

R - Vous savez, l'Allemagne a soutenu l'Ukraine, en matière économique et en matière militaire, de manière extrêmement vigoureuse depuis trois ans, depuis le début de la guerre. Donc chacun le fait selon ses capacités, selon ses moyens, selon ses spécificités, mais il y a une unité absolue des Européens autour du couple franco-allemand sur la détermination à soutenir dans la durée, aussi longtemps que nécessaire, la résistance ukrainienne.

Q - Est-ce que vous souhaitez que les Allemands livrent les TAURUS ?

R - Les Allemands ont leurs propres contraintes et chacun fait selon ses possibilités.

Q - Est-ce que vous les appelez à livrer les TAURUS, est-ce que vous leur demandez de le faire ?

R - Une nouvelle fois, c'était l'objectif de ce sommet international qu'Emmanuel Macron a convoqué à Paris le 26 février, que chacun vienne participer à ce sommet et explique ou évoque avec les autres, les possibilités qui sont les siennes, et que par coalition, eh bien, le soutien s'amplifie à l'Ukraine.

Q - Vous ne répondez pas complètement à ma question. Les Allemands, à l'époque, ils ont condamné la phrase d'Emmanuel Macron, "en dynamique, on n'exclut pas l'envoi de troupes", le ministre de la Défense allemand a dit "c'est hors de question, jamais, jamais" ; et ils ne veulent pas des TAURUS. Donc il n'y a quand même pas une coalition parfaite, contrairement à ce que vous nous dites.

R - Mais, contrairement à ce que vous dites, l'Allemagne s'est engagée par exemple à soutenir l'Ukraine à hauteur de 8 milliards d'euros en 2024.

Q - Non, je n'ai pas dit qu'ils ne la soutenaient pas, j'ai dit qu'il n'y a pas d'harmonie parfaite, là.

R - Mais, il y a une harmonie parfaite dans le soutien. Ensuite, vous le savez, la défense nationale, cela reste une prérogative souveraine ; et donc chacun est soumis à ses contraintes, à ses impératifs. Ce que je constate, c'est que partout en Europe le soutien à l'Ukraine est indéfectible.

Q - D'un mot, Monsieur le Ministre, comment est-ce que vous qualifiez l'élection présidentielle qui débute aujourd'hui en Russie ?

R - Comme une farce.

Q - Il y a un autre sujet que vous connaissez parfaitement, puisque vous étiez en charge du numérique avant d'arriver aux questions européennes, ce sont les attaques cyber qui ont visé la France. Donc là, c'est France Travail. Des ministères ont été visés cette semaine. Est-ce que ces attaques viennent de Moscou, pour dire les choses simplement ?

R - Je crois que c'est important de rappeler, effectivement, que ce conflit déclenché par la Russie a déjà des conséquences sur notre vie quotidienne. Qui a fait flamber les prix du gaz russe ? C'est la Russie de Vladimir Poutine. Qui inonde les marchés d'export en céréales, en les vendant à prix cassés pour fragiliser nos agriculteurs ? C'est Vladimir Poutine. Qui a instillé dans notre débat public des fausses nouvelles, on se souvient des étoiles de David ? C'est Vladimir Poutine. Et qui a attaqué l'hôpital de Versailles, la ville dans laquelle je réside, en le paralysant pendant plus d'un an ? C'est un groupe de hackers russes. Donc, ne nous y trompons pas, la volonté d'agressivité de Vladimir Poutine nous touche aujourd'hui dans notre vie quotidienne. Et pour ceux qui en doutent, je les invite à venir visiter l'hôpital de Versailles, aujourd'hui, dont les conséquences de cette attaque par un groupe de hackers russes se font encore sentir, plus d'un an après cette attaque.

Q - Il y a une autre réalité sur laquelle je souhaiterais vous entendre, Monsieur le Ministre, le Portugal. Après les Pays-Bas, après la Hongrie, la Slovaquie, la Finlande, la Suède, l'Italie, voit une forte progression de l'extrême droite. Aujourd'hui ce n'est plus un fait isolé, c'est une réalité pour beaucoup de pays européens. Est-ce que c'est inexorable ? Je rappelle que le Rassemblement national est très largement en tête des sondages des élections qui débutent dans moins de trois mois.

R - Effectivement, l'élection au Portugal, c'est la fin d'une exception, celle d'un pays dans lequel l'extrême droite n'avait pas encore réussi à faire des scores aussi importants qu'on l'a vu dans les autres. C'est un appel à la mobilisation et au sursaut pour ceux qui, comme nous, nous situons dans le camp de la liberté et de la démocratie, pour faire échec à ces mouvements d'extrême droite qui sont, eux, dans le camp de la capitulation, de la soumission vis-à-vis des régimes autoritaires. On l'a vu depuis le début de la guerre en Ukraine, puisque chaque fois que l'occasion se présente, ces mouvements-là, au Parlement européen, à Bruxelles, soutiennent les intérêts russes contre les intérêts ukrainiens.

Q - Mais alors, si tout cela est si clair, pourquoi est-ce que les Français prévoient de se prononcer à plus de dix points pour le Rassemblement national, plus de dix points par rapport à vous ? Pourquoi est-ce que les Français, et les autres Européens, se tournent vers ces partis-là ? S'ils sont si dangereux, comme vous le dites, ce n'est pas suffisamment clair ? Ou alors, est-ce que c'est votre faute, enfin vous, pas personnellement, évidemment, mais les démocrates, pour reprendre votre expression ?

R - En tout cas c'est notre ambition, puisque nous avons une campagne qui démarre, nous avons une candidate, Valérie Hayer, nous avons un bilan exceptionnel de ces cinq ans passés au Parlement européen, et nous allons consacrer les semaines qui viennent à expliquer à nos compatriotes comment nous avons fait changer l'Europe et comment nous entendons continuer à le faire, et de les convaincre que chaque voix compte dans ce scrutin, qui se tiendra le 9 juin et qui est à la proportionnelle ; et que chaque voix compte avec vraiment un choix clair, celui de continuer, comme nous l'avons fait, à renforcer l'Europe, ou celui d'organiser un Frexit en pièces détachées, c'est-à-dire une sortie progressive de l'Europe.

Q - Un tout dernier mot. Nous avons été traversés par une crise agricole, elle n'est pas française, il y en a un peu partout en Europe ; il y a un accord par exemple de libre-échange qui est en discussion et en partie signé avec le Chili. Alors, le Chili fait du lithium, fait du cuivre, on en a besoin, donc on en importe, mais le Chili exporte des fruits, des légumes, et a des taux de douane qui sont avantageux, et nos agriculteurs disent "mais attendez, comment est-ce que c'est possible ?" Qu'est-ce que vous leur répondez ?

R - Je leur réponds que le Chili est un accord que nous avons bien négocié, en veillant à protéger nos industries, ou plutôt nos filières agricoles les plus fragiles, et en veillant à ouvrir des marchés pour nos filières les plus dynamiques, avec les perspectives les plus importantes. Et puis, nous avons ajouté à cet accord une dimension effectivement géostratégique. Nous sommes là dans une région du monde qui, si nous ne nous commerçons pas avec elle, se tournera de manière définitive vers son pan Pacifique, c'est-à-dire vers la Chine. Or, nous avons besoin, pour réussir la transition écologique, de pouvoir accéder, par l'échange, à ces réserves de lithium, nous en avons en Europe, nous voulons les développer, mais nous sommes aujourd'hui incapables...

Q - En important des légumes et des fruits du Chili ?

R - En important du lithium.

Q - Est-ce que ce n'est pas un peu paradoxal ?

R - Et en exportant nos productions, et en particulier la filière laitière, le fromage etc., qui vont s'ouvrir des marchés qui vont permettre à nos agriculteurs d'être prospères.

Q - Merci beaucoup, Jean-Noël Barrot, d'avoir été avec nous, ce matin, en direct sur LCI./.

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